Avant les Tournesols – Sarah Berti

Mons, mai 2006, Lena Orioles est retrouvée morte à son domicile, le crâné fracassé. Son amant, un père de famille du voisinage, avoue très vite le meurtre, l’arme du crime ayant été retrouvée dans son jardin. Un seul témoin de la scène : Paloma, un bébé. Le fils aîné de dix-huit ans prend alors ses deux petites sœurs en charge, et tous trois grandissent comme ils le peuvent, entre colère et désespoir.
Juin 2016, un témoignage inattendu innocente l’accusé. Smeralda, rentrée de l’école après le meurtre, est devenue une jeune femme sensible, éprise de danse. Hantée par le souvenir de sa mère, elle décide de prouver à tout prix la culpabilité de l’accusé et mène sa propre enquête. À travers de nouvelles pistes non explorées au moment des faits, elle se découvre une mère amoureuse de l’art, de la beauté, gourmande d’amour, une femme forte et déterminée, dont les fêlures ont précipité le destin.

Sarah Berti (1974) publie ici son dixième opus, en se démarquant de ses trois précédents polars, les fameuses enquêtes de Tiziana Dallavera ancrées dans la région de Rebecq en Brabant Wallon et parfumées d’épices italiennes.
En librairie le 1er mars 2018

Les premières lignes
Smeralda, aujourd’hui
Depuis l’âge de six ans, je hais Antoine Jankovic. Je hais ses cheveux châtains toujours en bataille, et ses fins doigts maladroits dont l’annulaire gauche reste replié, un peu comme un crochet. Je hais ses petites lunettes en métal et ses yeux pâles aux longs cils, son regard doux presque soumis. Je hais ses pulls mal ajustés, toujours de guingois sur son corps voûté. Ses sourires timides. Son parfum Fahrenheit trop suave. Sa petite mallette en cuir usé, comme s’il voulait qu’on le prenne pour un professeur, un assistant universitaire aux pantalons de velours, lui le simple informaticien de bas étage chez Hollister Computer.
Contrairement à l’amour ou au chagrin, la haine ne faiblit pas avec les années. Elle est comme le vin, elle bonifie. Elle prend le goût de la vie, du destin, elle infiltre chaque souffle, chaque seconde. Elle me remplit le cœur et l’âme, chaude, collante, une douceur sur ma colère. Un objectif. Un secret.
Quand je danse, je peux la palper, invisible elle semble quitter mon corps quelques heures et, pendant que je respire enfin librement, elle vogue devant moi, aérienne, noire et frémissante. Personne d’autre ne la voit. Personne d’autre ne sait, ni mes élèves, ni même Louise, qui devine pourtant tant de choses.

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Cobre (cuivre) – Michel Claise

Chili, 11 septembre 1973. La junte militaire renverse le gouvernement démocratiquement élu. Le président Allende se suicide dans son palais de fonction, la Moneda. Juste avant, il a confié à son jeune chargé de communication une mission secrète, qui va entraîner celui-ci sur les routes, dans les mines et dans les geôles d’un pays désormais sans espoir social. Car le Chili bascule dans l’horreur : exécutions sommaires, arrestations arbitraires, tortures… Jorge se terre durant plusieurs semaines dans la cave d’un restaurant ami, avant de tenter de prendre, sous une fausse identité, la direction de la Bolivie. Mais le meilleur policier du pays, le commissaire Ramón Gil, a été chargé de l’arrêter. Et la traque commence. D’Antofagasta au camp de concentration de Chacabuco, où il est torturé, et au désert d’Atacama, le héros va vivre une transmutation pareille à celle du cuivre, la richesse du Chili.
Les faits historiques et les anecdotes qui animent le récit sont rigoureusement réels, certains personnages ont existé.

Michel Claise est juge d’instruction, spécialisé dans la lutte contre la criminalité en col blanc. Dans son huitième roman, il a souhaité rendre hommage aux héros chiliens, mais aussi dénoncer les exactions commises par un pouvoir absolu sans respect des libertés et des droits de l’homme.
En librairie le 6 octobre 2017

Les premières lignes
Impeccablement habillé, pantalon noir repassé et veste blanche à boutons dorés garnie d’épaulettes, Edouardo, le front couvert de sueur, cherchait à se frayer un chemin parmi les convives, porteur d’un plateau garni de coupes de champagne qui s’entrechoquaient de plus belle, tant la main du serveur, pourtant aguerri, tremblait. Cela faisait deux ans qu’il avait été engagé par le señor Paulo Rosales, le gérant du plus bel hôtel Art déco de la capitale chilienne, le Careras, et son professionnalisme avait été rapidement reconnu par la direction, au point de le promouvoir comme chef de rang dans la salle des grandes réceptions. Situé au dernier étage, l’emplacement était renommé pour son immense terrasse surplombant le centre-ville, d’où la vue s’étendait jusqu’à la place de la Moneda et l’ancien palais diplomatique, que le Président Salvador Allende avait choisi comme siège de son gouvernement. Ce jour-là, rien ne se passait comme d’habitude. Son patron lui avait demandé la veille assez tard de commencer son service à neuf heures, car un client avait commandé une réception importante, et ce, curieusement, à partir de dix heures du matin. La femme d’Eduardo avait repassé son uniforme qu’il avait emporté sur un cintre. Il était pressé : il avait à peine eu le temps d’avaler un café. Dans le bus, les gens étaient nerveux, parlaient entre eux. Il se passait quelque chose de grave. Certains avaient appris par la radio tôt le matin que des troubles secouaient le pays et que des arrestations en masse étaient en cours. Mais personne n’en savait beaucoup plus. À l’arrêt Plaza de Armas, le bus s’était vidé. À peine descendu, comme les autres usagers, Edouardo avait sursauté : ils entendaient au loin comme des coups de feu. Les travailleurs matinaux avaient été, comme lui, surpris par le claquement de détonations toutes proches. Un passant leur avait crié que l’armée montait à l’assaut du palais présidentiel. Un autre avait confirmé que c’était un coup d’État. Edouardo, sous le choc, avait hésité un instant : il eût été plus prudent de faire demi-tour. Mais son travail était trop important pour lui et sa famille. Et puis, un ordre du patron, ça ne se discutait pas.

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À L’Hermine blanche – Kyra Dupont Troubetzkoy

Sacha a cinq ans lorsqu’elle chute brusquement d’un immeuble. Sa mère, Sophie Kniazky, une princesse russe malade d’amour, vient tout juste de décéder. Une idée germe, qu’on ose à peine formuler : et si la petite avait sauté ? Son entourage préfère enterrer ces drames trop complexes, tandis que Sacha voit s’éloigner le souvenir des jours heureux passés avec sa mère et Sam, l’amant de celle-ci. Il devient impossible de lui faire parler de sa tsarine au destin tragique, dont les mondains ont fait une icône. Mais à trente ans, l’âge exact auquel sa mère rendait l’âme, un verdict médical sans appel exhorte Sacha à sortir du silence. Si elle veut comprendre qui elle est, elle n’a d’autre choix que de partir sur les traces de Sophie, de son prestigieux nom de famille et de ses aïeux aux secrets inavouables, dont le monde s’est effondré avec la révolution bolchévique.
Un roman d’amour mêlant la grande et la petite histoire
Un conte intime devenu fresque romanesque
Un brin russe, un brin français

Franco-suisse, Kyra Dupont Troubetzkoy (1971) est d’abord grand reporter avant d’entamer de nombreuses collaborations en presse et en télévision en France, aux États-Unis et en Suisse. Elle quitte le journalisme en 2007 pour se lancer à plein temps dans l’écriture. Mariée et mère de deux enfants, elle vit pour l’instant à Dubaï.
En librairie le 6 octobre 2017

Les premières lignes
Ils étaient si proches d’être heureux. En somme, ils l’étaient. Tous les trois. Tous les trois, je, il, elle, réfugiés dans la zone confortable de l’enfance. Ils avaient laissé en bas la plaine et ses rumeurs. Sophie, et son Titi, et Sam formaient un cercle presque parfait. Percevaient des dangers que la présence bienveillante de la montagne amoindrissait. Là-haut, dans le petit nid de L’Hermine blanche, le temps s’écoulait vers un compte à rebours inconnu d’eux. Et chaque jour, à quelques détails près, bruissait la même musique du bonheur.
Gestes répétés. Sophie s’occupe du petit-déjeuner. Elle tient à organiser les repas et leur rythme inlassable, rassurant. Et puis, elle est un peu insomniaque, alors… Elle dispose les bols sur la table en pin, cling cling, y place les cuillères, fait crisser les pieds de la chaise sur le carrelage froid de l’hiver, attrape dans le tiroir le coquilleur à beurre, outil préféré de sa petite Titi. Il fait encore nuit dehors. Oui, il est tôt, ne pas faire trop de bruit. Titi et Sam dorment encore, je, il, êtres chers. Froufrou de la robe de chambre, odeur de café au lait. Elle s’assoit, rien ne presse. Tandis qu’elle racle la motte de beurre pour en faire des coquillettes, Sophie savoure ce moment entre nuit et jour où rien n’est encore joué. Trêve, moment de tous les possibles.
Que leur réserve la journée à venir ? Doucement l’aube approche, murmure à son oreille des promesses intemporelles. Dans la nuit qui s’étire encore, Sophie espère être à la hauteur de ses éternités. Tout à l’heure, elle emmènera Titi à la crèche. À genoux, à la hauteur de ses quatre ans, boutonner le petit manteau, croiser l’écharpe sur la poitrine, ajuster le bonnet sur les oreilles toujours froides, passer chaque petit doigt dans son écrin de laine. Gestes de maman, appliquée. Elle fait du mieux qu’elle peut. Doucement fermer la porte. Chut, il ne faut pas réveiller Sam. Complicité entre la petite et sa mère. Se retenir encore un peu et, sitôt franchie l’entrée de l’immeuble, s’élancer toutes les deux dans le petit matin froid.

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Éclipse – Françoise Houdart

L’éclipse est à présent totale. Il est un peu plus de quatre heures du matin, et le spectacle est grandiose. Lune rouge, lune de sang. C’est un peu troublé que Sacha regagne son appartement au troisième étage de son immeuble. Le jour se lève déjà. Le silence qui l’accueille dans le hall d’entrée a une étrange résonance. L’intuition du vide lui saccage le souffle. Il pénètre sans bruit dans la chambre où il avait laissé Mado, sa femme, avant de descendre sur l’esplanade pour jouir du spectacle de l’éclipse. Mado n’est pas dans le lit. Il traverse l’appartement, appelle : Allez, montre-toi, Mado… Mais elle ne répond pas. Rien ne manque à l’ordon­nance du quotidien. Rien, sauf Mado.
Tétrade… Lune pourpre… Éclipse… Dans ce dix-huitième roman, Françoise Houdart sonde les mystérieux rapports qui mêlent aux fantasmes les plus déconcertants les cycles lunaires et la fécondité.

Traductrice de formation et enseignante, poète, nouvelliste et romancière, Françoise Houdart tente, à travers l’écriture, d’explorer les chemins entre réalité, vraisemblance et fantasmes où marchent, se perdent, se trouvent, s’aiment ou se débattent des personnages qui nous ressemblent. Son œuvre romanesque comprend à ce jour dix-huit titres, tous publiés par les Éditions Luce Wilquin. L’auteur déploie aussi de multiples activités dans les bibliothèques et les écoles.
En librairie le 15 septembre 2017

Les premières lignes
Lune pourpre. Tache de sang au front sombre du ciel. Depuis quelques jours, les médias sont en alerte rouge, excitant les fantasmes, jouant avec doigté sur le clavier des peurs larvées ou surfant sur la grande vague d’une curiosité collective savamment entretenue par les professionnels autoproclamés en matière d’astronomie et les augures de tout poil.
Immobile dans son lit, Sacha a compté les trop lentes heures nocturnes jusqu’à ce que le bip du radio-réveil le délivre enfin de la crainte de s’endormir pour de bon. Il est deux heures trente à peine. Madeleine dort profondément à ses côtés, si frêle et frileuse Mado. D’elle n’émerge du dôme de l’édredon que la masse bouclée de ses cheveux clairs dans lesquels il passe légèrement la main. Il n’insiste pas : Madeleine a le sommeil si profond que l’en arracher risquerait de transformer le plaisir anticipé du spectacle astral annoncé en angoisse cauchemardesque. « Dors, alors, petite marmotte », murmure-t-il en déposant un rapide baiser au hasard dans les boucles éparpillées avant de se glisser hors du lit. Un coup d’œil à sa montre : il est temps. Il se hâte de passer, par-dessus le training qui lui a servi de pyjama, la veste molletonnée préparée hier soir en prévision de son escapade nocturne. La porte de la chambre n’a pas grincé quand il l’a repoussée, sans toutefois la refermer tout à fait, saisissant au passage la paire de jumelles, son trousseau de clés et le portable que Madeleine a eu soin de déposer sur la commode qui encombre le hall de nuit. Oui, il est temps.

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Rien n’arrête les oiseaux – François Salmon

Qu’elles parlent d’amour, de haine, de chaussure gauche ou de microbiologie, les huit nouvelles de ce recueil jouent à ouvrir des brèches dans le quotidien, pour y laisser filtrer le vent grisant de l’imaginaire.

Des histoires comme des bulles de savon qui volent à la dérive dans notre quotidien

François Salmon (1975) habite à Tournai avec la femme de sa vie et leurs trois grands enfants. Tous les matins de la semaine, il glisse le bas de son pantalon dans sa chaussette droite, grimpe sur son vélo et longe l’Escaut pour aller enseigner le français et l’art dramatique. Certains jours, sa passion pour les histoires et le spectacle vivant l’entraîne vers d’autres itinéraires : projets d’écriture, animation d’ateliers, mise en scène amateur… Trois de ses pièces de théâtre ont paru chez Lansman dans la collection La scène aux ados . Son premier recueil de nouvelles, Rien n’est rouge, a reçu en 2016 en France le prestigieux Prix Boccace ainsi que le Prix Littér’Halles (prix de la Ville de Decize et coup de cœur des lycéens).
En librairie le 15 septembre 2017

Les premières lignes
Vincent avait bâti sa maison dans un repli du Massif central. Il y vivait seul, parmi les volcans pacifiés, bien à l’abri du monde, de ses hâtes et de ses réseaux. À bientôt quarante ans, il ne manquait de rien. Ses journées étaient pleines, longuement occupées par ses deux raisons d’être : un jardin et une bibliothèque, qu’il cultivait sans distinction comme si l’une était le prolongement naturel de l’autre. Jamais il ne binait ses plates-bandes sans penser au dernier chapitre de Candide. Jamais il ne cueillait un ouvrage dans un présentoir sans rendre hommage aux arbres qui en avaient fourni le papier. Et du matin au soir, sans urgence et sans chagrin, il regardait la vie se faire et se défaire entre feuilles de romans et lignes de salades.
Il pensait sincèrement n’avoir besoin de rien d’autre que de cela, des livres et des semis, jusqu’au jour où Mélanie débarqua dans son existence. Jusqu’au jour où elle y tomba, pour être plus précis, puisqu’il la retrouva allongée sans connaissance au milieu des jeunes plants d’artichaut romagna qu’il bichonnait depuis l’automne et qu’elle avait bouleversés dans sa chute. Le corps inerte de l’inconnue, enveloppé dans la toile de son parapente, enrubanné d’un fouillis de suspentes et de sangles, avait l’air d’un cadeau d’anniversaire vite et mal emballé par un enfant impatient… Son visage était extrêmement pâle. Un filet de sang, coulant de son casque vers ses paupières fermées, lui glissait le long du nez. Un moment, Vincent la crut morte et resta interdit à quelques pas du désastre. Ce n’est qu’en écartant doucement l’impalpable tissu jaune de l’aile qu’il vit remuer la poitrine de la jeune femme, fascinant mouvement de flux et de reflux qui lui révéla qu’elle était encore avec lui.

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Le jour est aussi une colère blanche – Éric Brucher

Il y a des tagueurs, des apprentis djihadistes, des skateurs, des slameurs (une slameuse), des clameurs (une clameuse), des potagistes, des prophètes (un prophète), des calligraphes, des taulards (un), des laveurs de vitres (un aussi). Tous à leur manière des révoltés, porteurs d’énergie pour vivre et sortir des enfermements. Un chant choral habité d’espoir – parfois fugace ou vain, parfois grandiose et magnifique. Ou comme une sédition tonique et poétique : chercher l’invention d’une langue neuve, parole pour exister et dire ce que portent les cœurs.
Des nouvelles urbaines, emplies de vitalité, de fureur et de lumière.

Romancier et chroniqueur littéraire, Éric Brucher organise aussi des rencontres d’auteurs. Son écriture de réalisme poétique est souvent habitée d’un goût pour l’absolu et nourrie de grands mythes. Son deuxième roman Colombe a reçu le Prix Sander Pierron de l’Académie royale de Belgique et a été finaliste du Prix Horizon du Deuxième roman. Il s’adonne ici avec joie à un art de la nouvelle qu’il renouvelle de manière très moderne et dans une langue musicale.
En librairie le 15 septembre 2017

Les premières lignes
I l y a ce gang dans la ville. Wolf en est, avec Laszlo, Parker, Hichie, Ginger, Markus, Zacharie. Ils vont seuls dans les rues noires grapher leur colère sur les murs de la nuit.
Le gang des loups, disent-ils. À cause de son nom, à Wolf – Wolfgang. Des parents qui avaient rêvé pour leur fils un génie musical. L’inscrire sous de bienfaisants auspices, l’inspiration heureuse d’une figure tutélaire. Mozart a lui aussi ce zed au cœur de son nom, et ça le vrille – c’est ce que dit Zacharie, ce que disait Laszlo.
Notre Wolfgang, c’est une autre musique.
Dans son nom résonne un autre son, une autre sauvagerie. Wolf – cet aboiement qui hulule – wolf wolf wolf wolf !
Il ne sera jamais de la race grégaire. Ne sera pas un agneau – ou comme ceux que l’on sacrifie dans les quartiers pour l’Aïd. Lui, c’est un loup. De race famélique et indocile, avec dans les pupilles l’incandescence de braises insoumises.
Wolf est poète, et maudit peut-être même – rapport à son génie tutélaire. Il a écrit ceci sur le mur de ciment d’une rue dans la ville : le jour est aussi une colère blanche.

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La ferme (vue de nuit) – Anne-Frédérique Rochat

En réalité, la ferme n’avait rien d’une ferme, sauf peut-être l’éloignement, la campagne, le silence. Sous un soleil de plomb, Annie monte un interminable escalier pour aller retrouver l’homme avec qui elle a vécu sa première grande histoire d’amour. Mais est-il seulement possible de reprendre le fil là où il s’est cassé, de passer par-dessus les blessures, d’oublier les rancœurs ? Dans la chaleur étouffante de l’été, Annie continue d’avancer, marche après marche, un pied devant l’autre, dans des sandales trop étroites, pour rejoindre cet homme dans sa curieuse maison, faite de grandes baies vitrées et de stores automatiques. Que pensera-t-il en la voyant ? La trouvera-t-il vieillie après toutes ces années ? Remarquera-t-il qu’elle n’est plus la même, plus la petite Annie d’autrefois ? Et s’il ne la reconnaissait pas ?

La comédienne suisse Anne-Frédérique Rochat, née en 1977 à Vevey, alterne écriture dramatique et narrative depuis quelques années, trouvant un plaisir différent, mais complémentaire, dans l’exercice de ces deux genres littéraires. En 2016, le Prix Littérature de la Fondation Vaudoise pour la Culture a couronné l’ensemble de son œuvre. La ferme (vue de nuit) est son sixième roman.
En librairie le 18 août 2017

Les premières lignes
Annie arriva en fin d’après-midi. En sueur et les pieds endoloris. Elle avait marché longtemps depuis le dernier arrêt de bus, le terminus, et était soulagée d’enfin apercevoir, perchée sur une petite colline, la maison, la ferme, comme il disait. Ne lui restait plus qu’à gravir le long escalier et à appuyer sur la sonnette pour replonger dans son passé.
En réalité, la ferme n’avait rien d’une ferme, sauf peut-être l’éloignement, la campagne, le silence. C’était une maison moderne et carrée, faite de grandes baies vitrées et de stores automatiques dotés d’une touche d’intelligence qui leur permettait de savoir quand il fallait descendre et quand il fallait remonter. Du dernier cri, voilà ce qu’elle était cette maison, du dernier cri. À l’époque. Où il l’avait choisie. Mais tout vieillit si vite aujourd’hui. Combien de temps s’était écoulé depuis ? Elle n’aurait pu le dire précisément. Plus de vingt ans ? Elle ne hurlait plus grand-chose à présent, sa ferme, elle paraissait muette (une extinction de voix ?), enrouée, du haut de sa colline. Elle avait été flamboyante, attisant tous les regards, toutes les convoitises ; elle était devenue banale, pour ne pas dire ringarde. Ça n’avait jamais été son style, à Annie, et elle ne s’y était pas forcément sentie à son aise, mais elle l’avait aimée, et l’aimait toujours, peut-être plus encore qu’autrefois, ayant un faible pour les fissures et les failles, la peinture qui s’écaille.
Le soleil s’adoucissait, mais les marches étaient hautes et l’effort continuait de la faire dégouliner. Elle craignit pour son allure, sa coiffure (sentait ses cheveux coller sur son front, frôler ses yeux, elle les imaginait aplatis et mouillés, sans aucune tenue), elle aurait aimé être fraîche pour le retrouver. Fraîche et distinguée. Sous son meilleur jour. Hélas, elle était usée et ses pieds la faisaient souffrir. On ne profitait pas pleinement d’un moment important si on avait mal aux pieds, si dans ses souliers, les orteils étaient étriqués. Elle s’arrêta, respira bruyamment, s’essuya le front et ôta ses sandales, la lanière avait déjà commencé à pénétrer la chair. De quoi ai-je l’air, pieds nus, la mine fatiguée, les cheveux collés ? Et s’il ne me reconnaissait pas ?
Elle s’assit un instant sur le gros caillou qui se trouvait là, à côté de l’interminable escalier. Et se souvint qu’il se laissait tomber sur cette pierre, à mi-chemin, pour reprendre son souffle, s’éponger les tempes, l’arête du nez, à l’aide d’un de ses mouchoirs en tissu orné de ses initiales brodées. Elle se moquait de lui gentiment, le traitant de vieux schnock. « Si tu faisais plus de sport, gloussait-elle en continuant sa route, tu n’aurais aucun mal à me suivre malgré ton âge avancé ! » Lui ne riait pas, elle le savait. Mais ça lui faisait du bien d’être un peu piquante quelquefois, comme pour rétablir un certain équilibre.

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Un avant-goût de notre rentrée littéraire

Tea Time à New Delhi – Jean-Pol Hecq

New Delhi, juillet 1959. Che Guevara, le célèbre révolutionnaire, est en visite officielle en Inde. Indira Gandhi, la fille du premier ministre Nehru, l’invite à prendre le thé. Ils professent les mêmes opinions politiques, lisent les mêmes auteurs et vibrent pour les mêmes causes. À ce moment précis, ils ont tous deux du vague à l’âme : lui se languit de sa jeune épouse restée à La Havane, elle est délaissée par son mari qui la trompe ouvertement. Que s’est-il passé entre ces deux-là ? Que se sont-ils raconté ?
À la fois fresque historique, politique et romanesque, Tea Time à New Delhi plonge le lecteur dans l’Inde de la fin des années 1950, un moment crucial où ce tout jeune pays tente de construire son avenir dans le contexte très incertain de la Guerre froide. Che Guevara et Indira Gandhi y apparaissent dans toute leur épaisseur humaine, avec l’ambiguïté de leurs sentiments, leurs contradictions, leurs espoirs, leurs limites et leurs rêves…

Journaliste depuis plus de trente ans, essentiellement à la RTBF, Jean-Pol Hecq a repris récemment la responsabilité de la communication du Centre d’Action Laïque, à Bruxelles. Passionné d’histoire, de politique et de littérature, curieux de toutes les cultures du monde, il connaît bien l’Inde pour y avoir voyagé à de nombreuses reprises. Tea Time à New Delhi est son second roman après Georges et les dragons (Luce Wilquin, 2015, Prix Mon’s livre 2016).
En librairie le 19 mai 2017

Les premières lignes
Le Caire s’estompe dans un halo grisâtre. Le Nil n’est déjà plus qu’un mince ruban vert égaré dans un océan ocre, tandis qu’au loin, vers le nord, se devinent les bras écartés du delta.
Ernesto s’est assoupi.
Sa jambe droite encombre l’allée centrale, obligeant les hôtesses à des contorsions que l’étroitesse de leur jupe rend périlleuses. Son béret a glissé au sol. De peur que quelqu’un le piétine, José le ramasse et le lui glisse sur le ventre en veillant à ne pas le réveiller. Il observe un moment sa respiration. Elle est régulière et inaudible, il en est rassuré. Il se demande à quoi rêve donc Ernesto à l’instant même. Aux secrets de cette Égypte mythique qu’il n’a pourtant qu’entrevue ? À son escapade clandestine dans les rues du Caire, au nez et à la barbe des barbouzes de la sécurité ? À ses interminables conciliabules avec le président Nasser ? Ou alors, plus sûrement, à Aleida.
Le Super Constellation d’Air India à destination de Bombay a atteint son altitude de croisière et ses moteurs bourdonnent maintenant avec régularité. Recrus de fatigue, les Cubains ont sombré dans l’heureuse hébétude d’un demi-sommeil. Omar est aux côtés d’Ernesto. Julio et Salvador se trouvent juste derrière, presque affalés l’un sur l’autre. Pancho, quelque part devant. Quant à José, il a pris place sur la rangée opposée, côté couloir, et, en permanence, couve son chef du regard.
Quelques heures plus tard, Ernesto ouvre un œil. Au sol, se distinguent de loin en loin les flammes vacillantes des torchères des puits de pétrole. « Sans doute l’Irak ou alors déjà l’Iran », estime-t-il. Il a reposé son béret en équilibre instable sur sa tignasse noire de jais et trifouille dans une de ses poches. D’un étui à cigares en cuir racorni, il extirpe avec précaution un Montecristo n° 2 et en sectionne la cape d’un coup de dent précis. Avec son vieux briquet, il entreprend de chauffer le pied du havane dans les règles de l’art. Un steward fait aussitôt irruption : « Pas de cigare, Monsieur, s’il vous plaît. Seule la cigarette est autorisée en vol. » Ernesto dévisage le jeune homme. « Il me m’a pas reconnu, pense-t-il. Pour qui me prend-il ? Je dois lui sembler bien étrange avec mon treillis et mes bottes de combat. » Il pousse un soupir et fourre le cigare dans une poche de poitrine. Il le fumerait à Delhi, voilà tout. « Merci, Monsieur », glisse le steward avec un sourire un peu forcé.

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