Le début
Smeralda, aujourd’hui
Depuis l’âge de six ans, je hais Antoine Jankovic. Je hais ses cheveux châtains toujours en bataille, et ses fins doigts maladroits dont l’annulaire gauche reste replié, un peu comme un crochet. Je hais ses petites lunettes en métal et ses yeux pâles aux longs cils, son regard doux presque soumis. Je hais ses pulls mal ajustés, toujours de guingois sur son corps voûté. Ses sourires timides. Son parfum Fahrenheit trop suave. Sa petite mallette en cuir usé, comme s’il voulait qu’on le prenne pour un professeur, un assistant universitaire aux pantalons de velours, lui le simple informaticien de bas étage chez Hollister Computer.
Contrairement à l’amour ou au chagrin, la haine ne faiblit pas avec les années. Elle est comme le vin, elle bonifie. Elle prend le goût de la vie, du destin, elle infiltre chaque souffle, chaque seconde. Elle me remplit le cœur et l’âme, chaude, collante, une douceur sur ma colère. Un objectif. Un secret.
Quand je danse, je peux la palper, invisible elle semble quitter mon corps quelques heures et, pendant que je respire enfin librement, elle vogue devant moi, aérienne, noire et frémissante. Personne d’autre ne la voit. Personne d’autre ne sait, ni mes élèves, ni même Louise, qui devine pourtant tant de choses.
Ce matin, quand j’ai lu les gros titres, étalés comme un blasphème à la une du journal au kiosque, j’ai senti mon estomac se retourner. Le vertige m’a saisie quand j’ai traversé la rue, j’ai dû m’asseoir sur un potelet vert, indifférente au trafic, la gorge nouée. J’ai lu les grands caractères assassins : « Du nouveau dans l’affaire Auriol, Jankovic pourrait obtenir la révision de son procès grâce à un nouveau témoignage ». Courbée en deux devant le kiosque, indifférente aux passants, à la pluie fine qui glisse sous ma parka, j’ai vomi sur les pavés.
J’ai des circonstances atténuantes. Le 24 mai 2003, le jour précis de mes six ans, Antoine Jankovic a tué ma mère.
Mafalda Podolo, 24 mai 2003
C’étaient les cris qui l’avaient décidée. C’est ce qu’elle dirait ensuite aux policiers : les cris, les fichus cris de cette sale gamine.
Elle était tranquillement assise au salon avec son tricot, un motif compliqué : une écharpe verte et rouille à losanges, pour l’hiver. Elle avait du mal, avec ses mains noueuses et son arthrite. Elle finirait par renoncer au tricot, un jour ou l’autre. Comme à tout le reste. C’était dur de vieillir. Elle n’avait pas l’habitude de se plaindre, pour ça non. D’ailleurs elle ne parlait pas beaucoup, parfois au facteur quand il lui déposait le chèque de la pension, ou à la dame de l’épicerie, le mercredi, quand elle y passait à onze heures, avec son caddie à roulettes.
Mafalda Podolo n’aimait pas le bruit. Elle le détestait, comme elle détestait cette femme, dans la maison d’à côté, toujours à se pavaner dans ses robes à volants et à courir les hommes. Trois enfants sans mari, avec ça, tous plus sauvages les uns que les autres : un grand gaillard au teint mat, une sauterelle solitaire cachée derrière ses longs cheveux toujours en broussaille et l’affreux bébé tout le temps en train de brailler, sauf avec son biberon en bouche. Ce n’était pas le voisinage idéal, loin de là. Mafalda était obligée de vérifier sans cesse son jardinet, à l’arrière, parce que l’Espagnole laissait pousser ses haies et ses chardons, avec désinvolture et provocation. Ah ça, elle en passait du temps dehors, serrée dans son gilet gris à grosses mailles, armée d’un sécateur pour couper les branches qui dépassaient de la clôture verte ! Elle le lui avait dit cent fois, à la voisine, que c’était une honte de ne pas entretenir son jardin, qu’elle pourrait au moins couper ses pissenlits, histoire de ne pas contaminer toute la rue de l’Espinette, mais avec les femmes de ce genre, c’était peine perdue, évidemment.
Donc, ce mercredi-là, la gamine avait commencé à hurler. Pas comme d’habitude, pourtant, pas ces petits pleurs capricieux pour réclamer à manger. Plutôt un long mugissement, intarissable.
Mafalda avait bien essayé de se concentrer sur ses mailles, mais la laine ripait, ses doigts se crispaient et le bruit devenait insupportable. Elle était sortie dans le jardin, pour vérifier, et avait compris que la porte-fenêtre était ouverte, et que le vent amenait les cris jusque chez elle, par vagues, mâtinés d’une odeur de pâtisserie, une tarte peut-être, quelque chose dans le four.
Elle n’y était pas allée tout de suite, elle était d’abord rentrée pour frapper contre le mur avec son balai, comme souvent, pour que l’Espagnole comprenne qu’elle n’était pas seule au monde, avec ses gâteaux et ses marmots. La gamine s’était interrompue un instant, pour écouter d’où provenaient les coups, peut-être, ou parce que la peur lui nouait soudain la gorge. Mais les cris avaient repris de plus belle, presque aussitôt, ce hurlement de terreur qui transperçait les cloisons, s’envolait vers le jardin dans un parfum sucré.