Le début
Ils étaient si proches d’être heureux. En somme, ils l’étaient. Tous les trois. Tous les trois, je, il, elle, réfugiés dans la zone confortable de l’enfance. Ils avaient laissé en bas la plaine et ses rumeurs. Sophie, et son Titi, et Sam formaient un cercle presque parfait. Percevaient des dangers que la présence bienveillante de la montagne amoindrissait. Là-haut, dans le petit nid de L’Hermine blanche, le temps s’écoulait vers un compte à rebours inconnu d’eux. Et chaque jour, à quelques détails près, bruissait la même musique du bonheur.
Gestes répétés. Sophie s’occupe du petit-déjeuner. Elle tient à organiser les repas et leur rythme inlassable, rassurant. Et puis, elle est un peu insomniaque, alors… Elle dispose les bols sur la table en pin, cling cling, y place les cuillères, fait crisser les pieds de la chaise sur le carrelage froid de l’hiver, attrape dans le tiroir le coquilleur à beurre, outil préféré de sa petite Titi. Il fait encore nuit dehors. Oui, il est tôt, ne pas faire trop de bruit. Titi et Sam dorment encore, je, il, êtres chers. Froufrou de la robe de chambre, odeur de café au lait. Elle s’assoit, rien ne presse. Tandis qu’elle racle la motte de beurre pour en faire des coquillettes, Sophie savoure ce moment entre nuit et jour où rien n’est encore joué. Trêve, moment de tous les possibles.
Que leur réserve la journée à venir ? Doucement l’aube approche, murmure à son oreille des promesses intemporelles. Dans la nuit qui s’étire encore, Sophie espère être à la hauteur de ses éternités. Tout à l’heure, elle emmènera Titi à la crèche. À genoux, à la hauteur de ses quatre ans, boutonner le petit manteau, croiser l’écharpe sur la poitrine, ajuster le bonnet sur les oreilles toujours froides, passer chaque petit doigt dans son écrin de laine. Gestes de maman, appliquée. Elle fait du mieux qu’elle peut. Doucement fermer la porte. Chut, il ne faut pas réveiller Sam. Complicité entre la petite et sa mère. Se retenir encore un peu et, sitôt franchie l’entrée de l’immeuble, s’élancer toutes les deux dans le petit matin froid. Je, elle courent dans la pente. Sophie s’amuse de voir sa fille s’appliquer à réserver un pas, rien qu’un seul sinon c’est raté, à chacun des paliers de l’escalier menant au village comme s’il s’agissait d’une affaire de vie ou de mort. Comme chaque matin, comme chaque après-midi, elles comptent les rondins de bois, du premier au dernier, ritournelle invariable. Soufflent des petits nuages de buée de leur bouche chaude dans le matin glacé. Puis, la petite, sentant se rapprocher le moment inéluctable des adieux quotidiens, glisse sa menotte potelée dans celle de sa mère, palpe les bagues à ses doigts comme des talismans. Et la promesse faite à l’enfant : Bonne journée, ma chérie, on viendra te chercher tout à l’heure, c’est promis. Peut-il en être autrement ?
Laisser s’évanouir le joyeux babil des bambins, les sachant en de bonnes mains, celles des maîtresses dévouées. Lentement remonter le sentier, s’aider un peu de la main courante, rejoindre Sam, là-haut, et se glisser contre le corps long et fin. Elle, il, étreinte engourdie de sommeil, rien ne presse. Oui, la journée vient à peine de débuter, longue ou courte, c’est selon l’humeur. Tout dépend de Sophie, Sam le sait, Titi le perçoit. Je, il, fonction d’elle. L’amour produit ses miracles, étire le temps. Entre deux baisers, ils appellent leurs jeux des mistoufles et s’en étranglent de rire. Sam et Sophie, complices. Au village, on chuchote qu’à L’Hermine blanche vivrait une princesse. Y paraît que la propriétaire viendrait d’une grande famille russe… Le jeune gars s’rait son amant. On n’échappe pas à la curiosité populaire, aux petites mesquineries. Ils sont du pain bénit pour les ragots. Y travaille pas, lui ? Paraît-y qui s’rait encore étudiant… Que ce s’rait pas l’père d’la p’tite. On n’empêche pas les voisins de se faire une opinion. À travers les rideaux de crêpe, mine de rien, on ne perçoit que des bribes de bonheur, alors faut bien imaginer. C’est insolent d’avoir l’air aussi heureux. On les voit bouger dans la lumière, sous la mansarde. C’est pas bien grand, mais c’est charmant, un deux-pièces-cuisine, un placement du père de Sophie du temps de la guerre. Exilé de Russie, le prince s’était dit qu’un petit appartement loin des foyers de la discorde épargnerait les siens. On pense : une famille parfaite. Presque recomposée, mais rien d’officiel encore. À force, ils se ressemblent. Mimétisme comportemental, Sam et Titi. Il, je. Sam s’amuse de son petit nez tout rond, en bouton de rose. Sa grand-mère l’appelle Bécassine, et cette façon joyeuse qu’a sa mère de lui coller des surnoms, Titi, mais aussi le Clouf. À chaque humeur correspond un petit suffixe caressant, témoignage d’un amour maternel naissant. Il a adopté la petite tout comme la mère. Comment faire autrement ? Il sait les solitudes de l’enfance.
Et voilà que Sophie a revêtu sa chapka. Ainsi coiffée, il en est plus fier que jamais, de sa princesse russe. Décidément, le temps file vite aujourd’hui. Il a à peine eu le temps de potasser ses cours. Déjà, il faut aller chercher Titi au jardin d’enfants. Avant de sortir, il prend Sophie en photo, clic clac, dans l’instant. C’est Sam qui réalise les plus jolis clichés d’elle, ainsi, figée. Déjà. Il passe son bras sur ses épaules. Ils descendent une fois encore la rampe et ses marches larges, faites sur mesure pour ses grandes jambes. Foulée ample. Sam ne supporte pas d’être en retard. Il est précis, consciencieux, ne veut pas faire attendre la petite. Déjà, elle patiente derrière la fenêtre de la minuscule école. Il aperçoit les inscriptions maladroites de ses doigts sur la vitre froide, stigmates d’une absence temporaire. Son visage s’illumine, Sam ! Maman ! C’est lui qui la cueille tandis que sa mère s’informe : La journée s’est bien passée ? Oui, Madame Kniazky. Votre fille a fait un joli dessin. N’est-ce pas, Sacha ? Hochement furtif de la tête, déjà nichée au creux de leurs deux corps, enroulée dans le drap des manteaux, entre eux, lovée, son visage tendu vers Sam et Sophie, soulagée de les avoir retrouvés. Bien sûr qu’elle est docile. Bien sûr que la journée s’est écoulée sans encombres, mais rien ne vaut leur présence réconfortante. Allez, en route pour un chocolat chaud au village, et si Titi n’est pas trop fatiguée, on marchera même jusqu’au cimetière.
La promenade est charmante et son but, moins morbide qu’il n’y paraît. Entourées d’un cirque de montagnes, perchées sur les courbes d’une colline, les sépultures, petit peuple de périphérie uni par les circonstances, semblent détentrices d’un lourd secret connu d’elles seules, d’un temps plus long que la vie. Titi se plaint un peu à présent, ses petits pieds lui font froid. Sam la hisse sur ses épaules, ses larges paumes posées sur les minuscules chevilles ne laissant plus l’air cru s’engouffrer par les pans du pantalon. La neige crisse sous leurs pas et craque la glace sur les sentiers. Le brouillard enveloppe lentement la montagne, signal qu’il est temps d’arriver. On entend au détour du chemin les grelots d’un attelage. Allez, ce soir, ils s’offrent un traîneau pour remonter à L’Hermine blanche. Bien calés les uns contre les autres, il, je, elle, serrés pour ne laisser personne s’immiscer dans leur bonheur. Les plaids dépliés sur leurs genoux, emmitouflés dans la nuit déjà noire, ils voient passer les chalets, défiler la patinoire et s’éloigner la rampe. Le traîneau fait le détour par la route et ravit la plus jeune des passagères. C’est plus de temps à bord de la luge, c’est plus de temps à se lover contre eux. Hue, fouette cocher ! Titi aime le souffle du cheval qui fait des halos dans l’obscurité et les lampadaires qui scandent leur course vers les hauts de Megève, son petit village pour toujours, celui de la tendre enfance, le refuge de leur trio.
Quand sa mère sourit entre ses mèches blondes, la petite est prête à tout croire, même à la fin de ses absences répétées. De plus en plus d’étrangers peuplent ses départs soudains, prolongés, d’autres espaces que le petit appartement à la décoration négligée mais familière, les loges de concierges, les voix stridentes, rocailleuses, les accents savoyards. Pas de souci, Madame Kniazky. Je veille sur la p’tite le temps qu’il faudra. Parfois, on fait même de la route, beaucoup de route, pour trouver d’autres visages que Sacha trouve grossiers, rougeauds. Ils sont gentils pourtant, mais elle sait que leur apparition signale le départ de sa mère. Et de Sam. D’ailleurs, où est Sam ? Il s’évanouit, lui aussi. Ses beaux yeux verts, si tendres. Espiègle. De plus en plus régulièrement, l’enfant est je sans il, sans elle. Le temps, modulé de retours ambigus, déploie ses membres irréguliers au gré de territoires inconnus où l’on abandonne la petite fille. D’instant il se fait durée. On lui promet des retours prochains : Ta maman reviendra en même temps que les cigognes. Et si les grands échassiers ne retrouvaient pas leur nid ? Ils sont désespérément vides, les poteaux télégraphiques. Cette enfance-là a le goût des petits pois tout juste écossés, de l’amertume, de cabanes dissimulées sous les saules pleureurs, des volte-face des balançoires, paf sur la lèvre, genoux écorchés, tous ces petits bobos à l’air libre, loin des gestes maternels. Titi s’endort seule déjà, dans un couchage d’appoint ou devant un téléviseur qui crache des programmes que Sam et Sophie ne regardent jamais. Il fait de plus en plus sombre à mesure que s’éloigne la quiétude de L’Hermine blanche.
À L’Hermine blanche – Kyra Dupont Troubetzkoy
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