Rien n’arrête les oiseaux – François Salmon

Le début
V incent avait bâti sa maison dans un repli du Massif central. Il y vivait seul, parmi les volcans pacifiés, bien à l’abri du monde, de ses hâtes et de ses réseaux. À bientôt quarante ans, il ne manquait de rien. Ses journées étaient pleines, longuement occupées par ses deux raisons d’être : un jardin et une bibliothèque, qu’il cultivait sans distinction comme si l’une était le prolongement naturel de l’autre. Jamais il ne binait ses plates-bandes sans penser au dernier chapitre de Candide. Jamais il ne cueillait un ouvrage dans un présentoir sans rendre hommage aux arbres qui en avaient fourni le papier. Et du matin au soir, sans urgence et sans chagrin, il regardait la vie se faire et se défaire entre feuilles de romans et lignes de salades.
Il pensait sincèrement n’avoir besoin de rien d’autre que de cela, des livres et des semis, jusqu’au jour où Mélanie débarqua dans son existence. Jusqu’au jour où elle y tomba, pour être plus précis, puisqu’il la retrouva allongée sans connaissance au milieu des jeunes plants d’artichaut romagna qu’il bichonnait depuis l’automne et qu’elle avait bouleversés dans sa chute. Le corps inerte de l’inconnue, enveloppé dans la toile de son parapente, enrubanné d’un fouillis de suspentes et de sangles, avait l’air d’un cadeau d’anniversaire vite et mal emballé par un enfant impatient… Son visage était extrêmement pâle. Un filet de sang, coulant de son casque vers ses paupières fermées, lui glissait le long du nez. Un moment, Vincent la crut morte et resta interdit à quelques pas du désastre. Ce n’est qu’en écartant doucement l’impalpable tissu jaune de l’aile qu’il vit remuer la poitrine de la jeune femme, fascinant mouvement de flux et de reflux qui lui révéla qu’elle était encore avec lui.
À l’aide de son fidèle sécateur, il libéra la jeune femme des drisses et des sangles de sa sellette puis, avec les mêmes infinies précautions qu’il aurait prises pour repiquer des pousses de tomate, il la transplanta dans son lit. Un rapide examen acheva de le rassurer. Éraflures, ecchymoses, une luxation de l’épaule qu’il réduisit sans attendre, un poignet bien gonflé, l’une ou l’autre côte sans doute atteinte… De la casse, oui, mais superficielle. Elle n’était plus en danger.
Il prit donc le temps d’aller prélever tout ce qui, dans ses sillons et ses rayons, pouvait aider à la remettre sur pied. Il appliqua des cataplasmes de plantain, de fleurs d’immortelle et d’arnica, hacha des tiges, des écorces, des racines, concocta des décoctions puis s’assit au chevet de sa patiente.
Elle respirait doucement.
Bien qu’elle fût toujours inconsciente, les douleurs semblaient lever lentement le siège et son corps paraissait moins tendu.
Il entreprit alors de lui faire la lecture. Deux chapitres de Rabelais, d’abord, pour tonifier le sang, et puis Dostoïevski (pour la tension), une tirade d’Andromaque (rien de tel que l’alexandrin classique quand il s’agit de soutenir le rythme cardiaque). Il ajouta dix sonnets de Verlaine, comme du linge frais sur une peau meurtrie et termina par deux nouvelles macabres de Jean Ray car, il le savait bien, les plus puissants remèdes tirent toujours leur vigueur de poisons virulents.
À l’aube, elle ouvrait les yeux.
Il prépara un tagine d’artichauts, quelques pousses encore maigres, pas toutes présentables, mais bon, ça aurait été bête de gâcher. Elle ne put en avaler que quelques bouchées, mais avoua qu’elle avait rarement mangé des légumes aussi savoureux.

Jour après jour, il la soigna, la nourrit comme un oiseau tombé du nid, avec l’angoisse inavouée de la voir reprendre son vol.
D’ailleurs, elle put bientôt quitter le lit. Un matin, fagotée dans une chemise de Vincent deux fois trop large pour elle, elle claudiqua jambes nues jusqu’au jardin et s’agenouilla près du carré de pommes de terre qu’il était en train de récolter. Après avoir promené ses yeux gris aux quatre coins de la vallée, elle constata froidement :
« C’est tranquille, ici. »
Vincent, qui était incapable d’imaginer que le mot tranquille pût être synonyme de « mortellement chiant », prit à témoin le prodigieux tubercule qu’il venait d’extraire du sol et confirma avec un sourire de vainqueur :
« Pour être tranquille, c’est tranquille. On ne peut pas rêver mieux.
– Il n’y a jamais de vent, ici ? »
Le jardinier leva les yeux vers la jeune femme et comprit alors seulement qu’elle ne partageait pas son enthousiasme.
« Du vent ? Non, je ne pense pas. Là plus haut, oui, il y en a un peu. Oh ! pas plus qu’il ne faut. De quoi amener la pluie de temps en temps, mais jamais rien de violent.
– C’est triste. »
Son regard s’était perdu beaucoup plus loin que le paysage, et Vincent acheva sa rangée de patates sans rien trouver à ajouter.
Et il n’en fut plus question pendant près de deux semaines.
Un dimanche, après le repas du soir – splendides fleurs de courgette en beignets –, Mélanie écarta les assiettes et vint poser sur la table le vieux globe terrestre qui sommeillait sur la cheminée. Les petits verres d’alcool de prune qu’elle s’était laissé resservir l’animaient d’une fièvre nouvelle. Elle posa la main sur le pôle Nord et, après un silence un peu solennel, se mit à faire tourner lentement les continents.
« On n’imagine pas la variété incroyable des vents qui soufflent sur la terre, commença-t-elle. Chacun porte un nom et un tempérament bien à lui. Certains sont doux, d’autres sauvages, mais tous ceux que j’ai rencontrés m’ont fascinée. »
Un moment, la voix de Mélanie se fit plus soyeuse pour raconter le Tamboen, souffle tiède et robuste qui palpe les eaux du lac Toba, au nord de Sumatra. Puis elle déchaîna pour son hôte le typhon Willy-Willy qui roule le long du Tropique du Capricorne, dans l’océan Indien, et les Haboobs du Sahara qui dressent pendant plusieurs heures de véritables remparts de poussière brûlante. Elle évoqua l’étonnant Freemantle Doctor, à l’ouest de Perth, en Australie, qui sort sa petite brise tous les jours, de quatorze à quinze heures, comme un assureur retraité promènerait son teckel, et aussi le Barber canadien, un fouet glacé qui givre instantanément tout ce qu’il frappe et rend les barbes des bûcherons cassantes comme du verre.
Mélanie caressait la planète du bout des doigts. Il y avait dans ce geste une forme de langueur puissante et sensuelle qui chamboulait Vincent. Les ongles effleuraient la surface laquée des mers, rejouaient les anticyclones et les dépressions, Harmattan, Fœhn, Mistral, les méridiens glissaient sous sa paume, les continents dérivaient, les océans virevoltaient et Vincent se sentait perdre pied, emporté par l’incroyable litanie des vents qu’elle avait traversés. Elle réveilla le Chinook des montagnes Rocheuses, le Piteraq islandais, qui se jette verticalement sur les glaciers, le Khamsin égyptien, le Karaburan des plaines mongoles…
La terre tournait sans fin sous les longs doigts de Mélanie, et Vincent, qui n’avait jamais quitté l’air immobile de son creux de vallée, se découvrait des envies de bourrasques, rêvait d’ouvrir ses poumons aux souffles du vaste monde.

Cette nuit-là, sur le canapé du salon, il ne trouva pas le sommeil.
À trois heures, il se releva pour avaler une longue infusion de passiflore et cent quarante pages de La vie, mode d’emploi de Georges Perec, breuvages unanimement reconnus pour leurs vertus soporifiques.
Rien n’y fit.
Les mains de Mélanie continuaient de tourbillonner dans ses pensées.
Il entendait la jeune femme se tourner dans son lit à quelques mètres de là – gémir langoureusement aussi, lui sembla-t-il, mais on sait que la passiflore est légèrement hallucinogène. Pour la première fois de sa vie si paisible, Vincent se sentait lâché en territoire inconnu, dans le labyrinthe de son propre désir. De toute la force de sa pensée, il fuyait, à droite, à gauche, trébuchait, se cognait aux parois, n’osant empoigner ce fil d’Ariane qu’il sentait vibrer près de lui, tendu vers une issue, sans doute, mais laquelle ? En désespoir de cause, il s’agrippa tout de même à ce fil mythique, étrangement doux au toucher et qu’il sentit se tendre dans sa main à mesure qu’il le remontait, à mesure qu’il franchissait les dernières barrières mentales, puis les derniers pas qui le séparaient de son lit. Où Mélanie l’accueillit sans surprise, comme si elle n’attendait que lui.

Le lendemain, quand Vincent s’éveilla, la belle dormait encore, et d’un sommeil si onctueux qu’il aurait aimé y plonger à nouveau. Mais il ne voulut pas la déranger et gagna le jardin à pas de loup pour y composer un énorme bouquet, une brassée emphatique, une véritable gerbe où le moindre bourgeon aurait son mot à dire de la nuit qu’ils venaient de partager – après tout, Vincent le découvrait soudain, les fleurs ne servaient pas qu’à faire de la tisane.
Quand il arriva au pied du lit, le bouquet lui tomba des bras. La couche était vide.
Comme la maison d’ailleurs.
Et comme la vallée, déjà, à perte de vue.
À perte de vie.

Une réflexion sur « Rien n’arrête les oiseaux – François Salmon »

  1. François CONSTANT

    « Rien n’arrête les oiseaux » , un titre à donner des ailes, à souhaiter s’envoyer en l’air dans l’insouciance des aléas du jour, pour le simple plaisir de dépasser ses limites, de détourner le cours des choses. C’est ce à quoi nous invite François SALMON, nouvelliste belge de talent.

    En quelques mots, quelques phrases, il plante un décors, croque un personnage, conte une histoire qui débute, se développe, enfle et chute.
    Là où est l’amour, il raconte la rupture. Partout, tout le temps, il décadenasse les êtres enchaînés à leurs habitudes, leurs territoires, leurs quêtes d’existences sublimes, leurs ratés de tous les jours.

    François SALMON est un auteur qui se rit de tout et surtout de lui-même. Avec des mots simples, finement tressés, au nom des courants d’air, des amours qui se vivent et se vident, au nom de la pesanteur et de ses lois, des complexes-comédies qui jalonnent nos jours, François SALMON nous dresse une liste de trucs incroyables, dans lesquels on saute à pieds joints. Sans jamais être dans l’outrance, sans forcer sur le champignon, « Rien n’arrête les oiseaux » nous emmènent au-delà d’un réel dans un quotidien revisité par l’inattendu.
    Dieu, que ça fait du bien!

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