Éclipse – Françoise Houdart

Le début
Lune pourpre. Tache de sang au front sombre du ciel. Depuis quelques jours, les médias sont en alerte rouge, excitant les fantasmes, jouant avec doigté sur le clavier des peurs larvées ou surfant sur la grande vague d’une curiosité collective savamment entretenue par les professionnels autoproclamés en matière d’astronomie et les augures de tout poil.
Immobile dans son lit, Sacha a compté les trop lentes heures nocturnes jusqu’à ce que le bip du radio-réveil le délivre enfin de la crainte de s’endormir pour de bon. Il est deux heures trente à peine. Madeleine dort profondément à ses côtés, si frêle et frileuse Mado. D’elle n’émerge du dôme de l’édredon que la masse bouclée de ses cheveux clairs dans lesquels il passe légèrement la main. Il n’insiste pas : Madeleine a le sommeil si profond que l’en arracher risquerait de transformer le plaisir anticipé du spectacle astral annoncé en angoisse cauchemardesque. « Dors, alors, petite marmotte », murmure-t-il en déposant un rapide baiser au hasard dans les boucles éparpillées avant de se glisser hors du lit. Un coup d’œil à sa montre : il est temps. Il se hâte de passer, par-dessus le training qui lui a servi de pyjama, la veste molletonnée préparée hier soir en prévision de son escapade nocturne. La porte de la chambre n’a pas grincé quand il l’a repoussée, sans toutefois la refermer tout à fait, saisissant au passage la paire de jumelles, son trousseau de clés et le portable que Madeleine a eu soin de déposer sur la commode qui encombre le hall de nuit. Oui, il est temps. Mais il hésite encore un bref instant devant la porte de l’appartement, se retourne vers la chambre. Dommage ! Elle le regrettera demain, c’est sûr. Je devrais, oui, je devrais… J’aurais dû… Il n’avait pas anticipé ce vague sentiment de culpabilité qui tempère son impatience à l’instant où il quitte enfin l’appartement, se reprochant déjà ce qu’elle ne manquera pas d’appeler tout à l’heure sa « trahison ». Pourquoi n’a-t-il pas insisté ? Quelle joie solitaire a-t-il inconsciemment pris le soin de se réserver et dont elle sera à jamais absente ? N’avait-il pas dit lui-même, hier soir au dîner, que ce phénomène céleste ne se reproduirait, selon les calculs des astronomes, que dans dix-huit ans ? Dix-huit ans, avait-il estimé, j’aurai près de soixante-dix ans. Je la contemplerai peut-être de là-haut, moi, la lune rouge. Au balcon des anges… Madeleine avait plaisanté, comme toujours lorsque Sacha évoque sa mort avec une désinvolture qui lui broie le cœur. « Et moi, alors, dans dix-huit ans ? Si nous sommes encore bien là, tous les deux, je parie que c’est la lune que tu préfèreras regarder plutôt que moi ! »

Trois heures. La nuit est particulièrement tiède en ce début d’automne. Tiède et pratiquement sans nuages. Très obscure aussi. À part aux lointains croisements des boulevards du contournement extérieur, tous les éclairages électriques de la ville ont été éteints. Dehors, la petite foule des voisins commence à s’amasser sur l’esplanade de l’immeuble. De rares jeunes femmes se sont assises sur les larges marches de la terrasse en surplomb de l’avenue. À l’imperceptible balancement de leur buste, on devine qu’elles bercent un bébé emmitouflé dans une couverture bariolée. Debout, un peu à l’écart, d’autres spectateurs immobiles braquent jumelles et petit télescope vers l’astre vedette que l’ombre de la terre grignote inexorablement. Vision hypnotique. Le rouge monte au front déjà assombri de la lune. Des mains s’élèvent, retombent. Nulle exclamation, nulle excitation. Les gens chuchotent entre eux : rumeurs clandestines vite dissipées dans un silence quasi religieux qui semble s’élever vers le ciel. De loin en loin, on devine d’autres groupes d’observateurs au coin d’une rue, dans le parc tout proche, sur les toits ou les terrasses des immeubles voisins. À peine les faisceaux des phares des voitures qui descendent prudemment l’avenue ou les brefs crépitements d’appareils photographiques – super-engins armés d’appendices impressionnants, tablettes Android ou petits Kodak sans grade – troublent-ils l’obscurité frémissante où les regards se croisent sans s’attarder et aussitôt s’évadent vers la scène infinie où se joue, avec une lenteur théâtrale, la spectaculaire métamorphose de la lune.
L’éclipse est à présent totale. Était-ce empreints de semblable admiration mêlée de crainte – voire de terreur – que se tournaient vers la lune empourprée les visages des hommes de ces temps révolus dont nous sommes héritiers ? Il est un peu plus de quatre heures du matin, à présent, et le ciel est en feu.
Après un instant d’hésitation, Sacha s’écarte des groupes qui se forment et se dissocient spontanément. Le rebord du socle de la sphère en béton – œuvre d’un artiste belge dont le nom est devenu indéchiffrable – qui orne l’aile droite de l’esplanade offre suffisamment de place pour qu’il s’y asseye. Il pense à Mado. Il se dit que si elle se décidait à venir le rejoindre, c’est ici qu’elle le repérerait le mieux. Dire qu’il n’a même pas eu la présence d’esprit de prendre son camé­scope ! Mais que peut la plus belle des photos ou la séquence la mieux filmée contre ce que ses yeux lui donnent à voir, juste ses yeux grand ouverts, sans mise au point complexe, sans autre filtre que la très légère buée d’une émotion fugace.
« Merveilleux, n’est-ce pas ? Et Mado ? Elle n’est pas venue voir ça ?…»
Sacha reconnaît la voix. C’est Adi, son voisin de palier, un jeune gars de trente ans. Il se tient un peu en retrait, une main posée sur la sphère pour assurer un équilibre rendu précaire par la position étrangement en porte-à-faux de son long corps maigre.
« Non, répond Sacha, sans quitter la lune des yeux. Pas pu la réveiller. Pas voulu. Tu la connais…
– Dommage quand même. Toujours son agoraphobie, ta Madelon ? Ça ne doit pas être facile de vivre en ville quand on a ce genre de frayeur. Dis donc, on a beau y avoir été préparé, c’est quand même drôlement impressionnant, ce truc-là. Et si c’était la fin du monde, hein ? On a lu ça aussi dans les journaux. Ça me rappelle Melancholia, tu sais, ce film de Lars von Trier avec Charlotte Gainsbourg et l’autre actrice, une blonde… Kirsten Quelque chose… Terrible, ce film. Je n’arrivais plus à respirer à la fin. Je ne sais pas pour toi, mais moi, tout ça me flanque un peu la pétoche. Oui, même si c’est beau. Surtout si c’est beau. J’ai lu un truc l’autre jour sur Facebook. Tu veux que je…
–Tais-toi, Adi, s’il te plaît. Tais-toi et regarde. »
Des gens se sont mis à applaudir ; claquements de mains nues dont soudain une voix semble s’échapper, une voix grave, intimidée mais lancinante comme un chant incantatoire qui s’éteint subitement. Bientôt, des ombres furtives commencent à refluer vers l’immeuble. Les femmes ont très vite quitté l’esplanade. Quelques hommes passent à proximité de la sphère en les saluant discrètement. De la petite troupe ne restent que l’un ou l’autre des spectateurs, debout ou assis par terre, les yeux plantés dans le ciel où la lune se dévêt peu à peu de ses voiles pourpres.
Adi a sorti un paquet de cigarettes :
« Tu en veux une ?
– Ne me tente pas, Adi. J’en suis à mon septième mois de sevrage. J’ai l’impression de redécouvrir que j’ai des poumons. Quand vas-tu cesser d’inhaler ce poison ?
– Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi. Déjà que Fadia me fait des scènes depuis qu’elle sait que tu tiens le coup. Elle dit que si tu peux, je peux. Mais non, ce n’est pas vrai, ça. Je tiens deux jours, puis je défaille quand un fumet de tabac me passe sous le nez. Allez, faut que je rentre. Fadia a fermé les tentures du living. Elle prétend que la lune rouge, si une femme enceinte la regarde de face, elle accouchera d’un monstre à face lunaire.
– Elle est enceinte, Fadia ? Tu ne nous l’avais pas dit.
– C’est tout neuf. Elle ne l’a même pas encore dit à sa sœur. Mais tu ne peux pas savoir tout ce qu’elle a déjà lu sur la grossesse. Avec en prime ce que les générations de femmes de sa famille lui ont mis dans le crâne ! Des sornettes à tomber par terre. Mais ce que femme enceinte croit, vaut mieux ne pas le contredire. Tu rentres avec moi ?
– Oui, je rentre. Peut-être que Mado s’est levée, après tout. Il est quand même près de cinq heures. De toute manière, la lune, on la voit aussi bien de la fenêtre de la cuisine. Même si ce n’est pas tout à fait pareil qu’ici, dehors. Sais pas comment dire ça, tu vois. Mais moi, j’ai l’impression de la sentir, la lune… L’impression qu’elle me touche. À travers une vitre, il n’y a pas de contact. Bon, assez déconné sur la lune. Moi, je vais me recoucher. Deux heures, c’est toujours bon à prendre. Demain je travaillerai light. Salut, belle lune rouge ! À bientôt, dans dix-huit ans.
– Ça passera vite, tu verras. On sera tout étonné de se retrouver autour de cette boule de béton, le nez en l’air. Et je te parie que c’est la boule qui aura pris un coup de vieux !
– Ou toi, peut-être, Adi, avec un môme de dix-huit ans à tête de lune !
– Le mot pour rire ! Ciao, voisin. Mes civilités à ta Madelon quand elle se réveillera. Hé ! Si elle se réveille… Avec la lune, surtout une comme celle-là, on ne sait jamais… »

Une réflexion sur « Éclipse – Françoise Houdart »

  1. nathalie vanhauwaert

    Un récit sur la lune liée oh combien à la fécondité, à la féminité. Les cycles lunaires semblables aux cycles féminins. La lune rouge, le sang mensuel.. la fécondité, le vide, le manque pouvant conduire au désespoir. Un jour c’est l’éclipse totale et le corps se tarit. Cette lune qui influence nos humeurs, nos états d’âme..

    Un récit sur la disparition, sur le manque de dialogue , la vérité est souvent devant nos yeux, trop visible pour qu’on la voie.

    Une écriture que je découvre, c’est pourtant le dix-huitième roman de Françoise Houdart. Une jolie plume d’une construction originale. Un agréable moment de lecture.

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