Le début
Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras plus les pieds dans cette maison. Si tu vas de l’autre côté, gare à toi, si tu vas de l’autre côté. » J’étais petit alors quand il m’a dit ça pour la première fois. J’arrivais à la moitié de son bras, tout juste que j’y arrivais et encore je trichais un peu avec les orteils pour grandir, histoire de les rejoindre un peu mes frères qui le dépassaient d’une bonne tête, le père, quand il était plié en deux sur sa fourche. J’étais petit alors, mais je m’en souviens. Il regardait droit devant, comme si la colline et la forêt au loin n’existaient pas, comme si les restes des bâtisses brûlées c’était juste pour les corbeaux, si rien n’avait d’importance, plus rien, et que ses yeux traversaient tout.
« Arrête de me crier dessus comme une vache, que je lui ai dit, arrête de crier. Je ne veux rien savoir de l’autre côté. Jamais. Tu n’as pas à te biler. Ton François, il restera. Il n’y aura jamais autre chose. »
Je ne mentais pas quand je disais ça, c’était sérieux. Alors, mon père, il m’a gratté la tête et le dos comme s’il était calmé. Puis on a continué à rentrer le foin car ça nous faisait un sacré travail et qu’il fallait penser aux bêtes qui travaillent aussi dur que nous, si pas plus, qui nous font cadeau de leur peau, même leurs os.
Le travail, ça ne m’a jamais fait peur. J’ai beau être le plus petit, j’abats ma part comme un autre, comme les grands, sûr que c’est pour ça aussi que le père, il voulait me garder près de lui, m’empêcher de courir de l’autre côté de la rivière où la vie vous entraîne et d’où l’on ne revient jamais plus pareil.
Personne chez nous n’avait jamais filé de l’autre côté. Sauf Maryse mais ça, c’était il y a longtemps et le père, il en avait tellement hurlé des jours et des jours qu’on n’en parlait plus jamais, comme si elle n’avait jamais existé, Maryse, par crainte des taloches qui vous laissent le dos broyé pendant des semaines. Mais moi, dans ma caboche, je n’étais pas près d’oublier qu’il y avait eu une Maryse chez nous, qu’elle était douce et blonde et qu’elle me caressait parfois la tête en m’appelant Fifi. Même le sommet de mon crâne s’en souvenait, même mes cheveux qui se battaient contre le peigne quand elle me préparait le dimanche pour la promenade sur la grand-route, même mes dents quand elles souriaient. Des fois, à la nuit tombée, quand tous étaient dans leur lit, mes frères, et que le père, il était occupé par ses affaires, je poussais parfois la porte de la chambre de Maryse, qui n’avait pas changé, où personne ne venait plus, où je le voyais bien que la table, la chaise et le lit, ils attendaient depuis tout ce temps qu’elle revienne un jour, qu’elle entre, qu’elle allume la petite lampe, qu’elle dénoue ses bottines (elle ne les rangerait pas sous le lit comme à son habitude), qu’elle les laisse traîner là, ses chaussures, qu’elle jette son manteau sur la chaise, qu’elle plante là son sac, puis qu’elle se couche sur le lit tout habillée et qu’elle chante sa chanson. Alors moi qui attendais comme les choses de Maryse, je prenais mon balai et mon torchon pour effacer le temps qui passe et la poussière comme la neige tombée sur tout ce qu’avait connu Maryse, pour qu’au retour de ma sœur, tout soit prêt, intact, comme avant, et que les vilains jours où le père ne riait plus et ne faisait que gueuler sur le monde, ce ne soit rien que des mauvais cauchemars qui s’achèvent avec la lumière du matin.
Je ne savais pas bien pourquoi Maryse avait fichu le camp un beau jour. Je ne savais pas bien pourquoi. Je gardais les cochons ce matin-là. Je les gardais parce que personne d’autre ne voulait le faire et que je suis le plus petit. Et puis la saleté tout ça, ça ne m’a jamais rien fait à moi qui suis un fils de la poussière et du vent. Il faisait chaud et tout était calme sur les chemins que je voyais autour de moi, la rivière coulait droit devant et les poissons y vivaient leur vie de poisson. Et puis j’ai entendu le père gueuler dans la cour, gueuler comme un perdu et des drôles de sons que je ne comprenais pas parce que je n’avais jamais entendu quelqu’un pleurer. Chez nous, on ne pleure pas, ça mouille à l’intérieur, mais au-dehors c’est sec. Alors je ne pouvais pas savoir avant de la voir arriver, toute ruisselante de pluie sur le visage et un gros sac sur le dos. Elle était rouge, ma sœur, d’habitude si blanche, et marchait sans me voir.
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