Le début
Moumbala, je ne te connais pas, tu es un nom qui m’est resté d’un rêve. Je t’imagine là-bas, au Sénégal. Tu as peut-être vu le jour sur la rive du fleuve Casamance ou sur celle du Siné-Saloum. Je me nomme Toulouse. Mon frère Delhi disait Toulouse-born-to-lose, sans savoir qu’à vingt-huit ans j’aurais perdu un sein, mes ailes de trapéziste, et Odilon mon amour.
Moumbala, je connais les chants nègres de ton pays. Petite, je les entendais le soir. Ils flottaient, vapeurs sonores, voyageuses, au-dessus du fleuve froid qui charrie ses eaux glacées ici même, devant la maison familiale. Ils s’élevaient et je m’approchais de la fenêtre pour mieux les écouter. Louvaine, ma presque sœur, me traitait de folle. Tu entends des voix, disait-elle en répétant les mots des aînés. Sûr, j’entendais des voix, celles des pêcheurs de la Casamance.
Casamance, ce n’est pas comme ton nom venu d’un rêve, c’est un mot appris dans l’enfance, le nom d’une région et de son fleuve. Plus que tout, un mot amulette, qui m’a servi les jours de colère quand les injures criées, catapultées, couvraient les bruits de l’absence. Nos parents ont garni une maison d’enfants et l’ont désertée. Casamance, Casamance, un mot que j’offrais à je ne sais quel dieu, chapelet de prières, pour que se taisent les enragés, pour que s’attardent auprès de nous nos parents absents.
Il y a tout pour le désir dans Casamance. La maison, la case, petite demeure à aimer, maison de dormance, oasis sur les rives d’un fleuve moins sévère que celui qui va et vient ici, sous ma fenêtre. Un rorqual géant, parfois calme, facilement démonté. Il ressemble aux gens de notre maison, qui n’est pas la case aimée. J’y suis revenue une fois opérée, une fois seule, privée d’Odilon, de mon refuge. Dans ce lieu piégé, j’essaie d’endormir le souvenir d’une Toulouse, trapéziste de métier, avec tous ses morceaux, ses désirs.
Moumbala, si j’ai appris ce mot de ta géographie, c’est que dans notre demeure sans vigie passait à l’occasion un ange, ma grand-mère Lili. Lili rapaillait alors ses petits-enfants dans le grand lit de nos parents absents où elle s’installait avec le trésor familial tiré d’un rayon de la bibliothèque. Les carnets de François-Marie Jullien, l’ancêtre. Elle en lisait des extraits ou, plutôt, elle racontait à partir des cahiers fragiles, précieux. Et enfin nous nous taisions. Je devrais dire, les autres se taisaient, s’apaisaient. Moi, je n’ai jamais beaucoup parlé, avec eux, avec quiconque, sauf Odilon, qui ne veut plus m’entendre. Voilà pourquoi je t’écris.
François-Marie Jullien parlait du Casamance, ce fleuve de ton pays dont il a exploré l’embouchure en 1782, des enfants nus qui s’éclaboussaient en riant dans ses eaux, des buffles, des mères jacasseuses, joyeuses, assises sur le rivage, des pêcheurs. Et nous parvenions à oublier, quoi exactement, nous ne le savions pas.
Maintenant, je dois oublier la Toulouse entière que j’étais, l’aérienne, la voltigeuse. Il me faut apprivoiser l’amazone que je suis devenue. J’ai vingt-huit ans et ma mère Louise, trente de plus. Elle aussi a eu un cancer du sein, mais elle a terrassé l’ennemi. Parce que je suis une battante, répète-t-elle. Mon cancer est invasif, le sien ne l’était pas. Elle a mieux résisté, la battante.
J’ai vingt-huit ans et Odilon mon amour, mon bel acrobate, a eu peur de l’amazone qu’il a découverte après l’opération. Il n’a pas aimé le mandala couleur moutarde et magenta que j’ai dessiné au crayon feutre indélébile sur le bandage. Le mandala ne l’a pas aidé à accepter l’idée du sein manquant. Il n’est pas arrivé à oublier la Toulouse entière, même secrète, même méfiante, qu’il caressait, qu’il aimait. Du moins le croyions-nous, lui et moi. J’ai battu en retraite.
Moumbala, le cirque est en tournée à Iqaluit, là où la courbe de la terre glisse vers le pôle. Sans la maladie, je serais de la troupe, avec Odilon. Comme l’été dernier en Louisiane. Je me balancerais aujourd’hui, je m’élancerais dans le vide en entendant son hop ! de trapéziste porteur. Il attraperait mes bras tendus vers les siens. Dans les airs, je m’ouvrais, sans méfiance.
Odilon m’a laissée. J’ai laissé la troupe et j’ai fui Montréal, cette ville affairée, bruissante de langues. J’ai rebroussé chemin en aval, jusqu’à l’île d’Orléans, puis jusqu’à la maison normande de l’enfance accablée par les vents en haut de son cap, devant le fleuve désentravé.
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