Le début
L’homme était pieds nus, plaqué au sol, un jeans à peine enfilé, le hurlement de la guerre à sa fenêtre ouverte. Du deuxième étage de l’hôtel, dans une chambre ni au sol ni aux cieux, réfugié dans la seule encoignure de murs porteurs, il attendait le dernier pilon, l’estompement du séisme, ce silence bientôt de retour mais qui le trouverait sourd, sourd pour quelques secondes encore durant lesquelles l’oreille meurtrie chercherait en radar aveugle un pépiement, un rien, le premier signe d’une nature retrouvée, le chant naissant d’une rousserolle ou le « trak, trak, karra-kru-kih » de l’oiseau stentor réfugié dans les marécages des rives du Tigre et qui annoncerait une pause dans les bombardements, le possible retour au calme originel de l’éther et du ciel, l’adieu aux « ouizz-ba-dam—dam » des missiles Tomahawk.
Il était trop tôt encore. Le silence qui suit la chute d’un Tomahawk, c’est encore du Tomahawk, la partition ne serait réputée jouée qu’aux premiers pépiements audibles montés du rideau fluvial de papyrus. Bien plus que l’œil, c’est l’ouïe qui détecte le danger, ce qui lui confère une coloration imprécise, plus menaçante. Mais il était trop tôt pour le silence. Déjà, quatre nouveaux traits rouges montaient aux cieux par-dessus l’horizon du désert d’Anbar, striaient de rose et sang ces restes de nuit poussés par l’aube et ouvraient une serre menaçante au zénith de Bagdad. En une apnée vertigineuse, l’aigle de cette guerre abattit à nouveau sa patte sur les immeubles de la rive occidentale. Le cœur de l’homme s’arrêta de battre, le sang s’immobilisa jusqu’à ce qu’une palette de feu, une aurore de mort et de fumées brûlantes envahisse le ciel, obstrue l’horizon à sa fenêtre, irradie de son grésil de cendres une partie même de l’espace de cette chambre.
À chaque réception d’une nouvelle salve de missiles, il semblait que la guerre entrait dans cette chambre via son sol de béton armé, par cette vibration sauvage et démesurée que les explosions transmettaient aux deux rives de la ville, jouant à éveiller les immeubles les plus pesants, les forçant le temps d’une brève onde de choc à une micro-apesanteur, à une impensable mobilité des immeubles. L’homme, la poitrine irrépressiblement écrasée contre le linoléum, percevait les spasmes intimes de la ville avec d’autant plus d’acuité que son propre cœur s’était mis en attente, semblait incapable de battre lorsque la cité était traversée d’une douleur renouvelée. Trois battements de cœur, un spasme né du sol, trois battements à nouveau, puis de nouvelles attaques, une ville arquée sous la torture, brûlée au défibrillateur de la guerre, enfin un silence en suspension. Le cœur de l’homme repartit.
Soudain s’élevèrent de terre, du niveau de ces roches gisant bien en dessous du désert et de l’assise du fleuve, comme surgis d’un antre profond, forgés au cœur des bunkers les plus secrètement enfouis, les obus de la défense anti-aérienne. L’heure était au contrefeu. Aux commandes de cette riposte attendue, l’organiste faisait donner à plein les instruments de sa rage militaire, les tuyaux les plus graves, jouant sans génie la puissance pure dans un registre d’auto-anéantissement. Désormais, la guerre était bien là, avec ses deux premiers rôles, ses deux harmonies concurrentes, l’une au ciel, l’autre en sous-sol et, prise en étau, une fourmilière humaine à ras de terre. Fourmi parmi d’autres, l’homme se risqua à un regard en direction de la fenêtre.
La peur aurait dû répandre en lui son narcotique. Depuis la première des bombes tombées, toutes les certitudes, tout ce qui avait cours jusqu’à cette nuit était au centre d’un brutal travail de sape. Mais sous le voile de l’effroi, cet homme-ci commençait à ressentir un frémissement jubilatoire. Cette nouvelle guerre, avec sa dramaturgie inédite, ses toponymes arabes encore inconnus qui passeraient bientôt en boucle sur les médias du monde, inscrirait dans l’Histoire ses drames sans mesure et serait pour lui un défi renouvelé, une aventure offerte, un moment d’adrénaline et de pure action pour lequel il n’aurait même pas à éprouver le moindre remords. Au contraire, il serait à nouveau efficace et nécessaire, médecin de guerre, utile à en rougir de satisfaction, toujours trop utile à une humanité déchiquetée. Il vivait pour son travail et, contrepoint de son plaisir à peine avouable, il aurait admis d’en mourir.
C’est alors que surgit cette boule de feu que nul n’avait vu venir, une déflagration si proche que la lumière, le son, le choc submergèrent d’un même assaut les sens de l’homme couché. Si l’oxygène n’avait disparu, si le cœur ne s’était arrêté, il aurait pu ressentir au même moment, sans effet retard, l’odeur de l’explosif mêlé de béton pulvérisé, ces senteurs de boiseries et vernis calcinés, ce fumet douceâtre de mort diffusé par l’explosion de l’immeuble voisin. Dans le huis clos de sa boîte crânienne, la tête dissimulée sous les avant-bras, l’homme de l’art se recomposa mentalement. Jambes, bras, genoux, mains, pieds… Aucun signal de douleur ne remontait au cortex, le lobe pariétal était aux aguets, mais sans message conscient à transmettre. Il se découvrait indemne. Quoique. Un petit éclat métallique s’était fiché au plafond, et tant l’espace de cette chambre que l’homme prostré au sol avaient ressenti son souffle.
C’est parce qu’il avait isolé parmi d’autres cet infime déplacement d’air capté par ses cheveux que l’homme se mit à chercher la confirmation d’un intrus métallique, un quelconque impact dans le plâtre de l’immeuble. La signature zébrée mais discrète ornait le plafond du lit. Durant le reste de son séjour, cette cicatrice marquée dans la chaux lui serait le rappel lancinant de la fragilité biologique d’une existence, un nombre limité de litres de sang, une masse dérisoire de matière cervicale, un cœur unique animé de la pulsation délicate d’un rouge-gorge. Le souffle généré par ce débris n’était rien d’autre que la caresse d’une mort en embuscade, une mort fort en appétit aujourd’hui mais à la patience infinie envers ceux qui, comme l’homme, finiraient ce 20 mars 2003 par se relever sans blessure apparente.
Ma plus belle déclaration de guerre – Alain Lallemand
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