Le début
Ce jour-là, on avait reçu la nouvelle radio. En juillet 1957. Une grosse radio brune qu’on avait posée sur une console de bakélite, à un mètre cinquante du sol, contre le mur de la cuisine.
Le père écoutait l’arrivée de l’étape du Tour de France, dans les Pyrénées-Orientales, debout, l’oreille collée contre le poste pour bien entendre, quand elle a commencé à avoir mal à la nuque.
Elle a posé sa poupée à terre, près d’elle, contre la chaise où elle s’était assise, et s’est mise à pleurer doucement pour ne pas déranger le père qui écoutait le Tour de France.
La mère sans un mot s’est approchée d’elle, a posé sur son front une main froide et sèche. La petite avait de la fièvre. Elle lui a glissé sous l’aisselle un thermomètre de verre ; quarante degrés deux.
La petite avait six ans. Elle l’a couchée tout habillée dans le grand lit. Elle lui a juste enlevé ses sandales et a couru à la ferme voisine pour téléphoner au médecin. Eux n’avaient pas le téléphone. Les coureurs venaient d’arriver à Font-Romeu. Anquetil avait gagné l’étape.
La mère a dit au père La petite a de la fièvre, je crains le pire, avec cette épidémie.
Le père s’est assis sur la chaise près de la poupée et n’a rien dit, pas un mot, jusqu’à l’arrivée du docteur Berteau. Il regardait le sol sans bouger, frottant l’une contre l’autre ses mains rugueuses de paysan. Le médecin a garé dans la cour de la ferme sa Citroën noire. La mère guettait son arrivée. Elle a tout de suite conduit le docteur près du grand lit. La petite était en sueur et grelottait. C’était le troisième cas ce jour-là : la polio.
On l’a roulée dans une couverture. Le médecin et la mère sont partis à l’hôpital.
Le père a éteint la radio, il a pleuré tout haut en allant chercher à la prairie les vaches qu’il fallait traire. L’autre enfant, le fils âgé de onze ans, jouait là dans la prairie, près de la mare. Il avait attrapé quatre grenouilles, les avait mises dans un seau de métal et avec une baguette de noisetier les empêchait d’en sortir. Le père saisit le seau, remit les grenouilles à l’eau et dit Ta petite sœur est à l’hôpital. Elle a la polio. Pourvu que toi non.
Les vaches tranquilles remontèrent le sentier vers l’étable. Le père en les suivant essuyait ses larmes d’un revers de manche. L’enfant blond et bouclé le suivait en silence. Ils attachèrent ensemble les vaches aux chaînes dans l’étable, chacune à leur place, et leur donnèrent un peu de foin. Quand la mère les rejoignit, ils avaient commencé à traire. La polio, c’était bien cela ; ce soir, on n’écouterait pas la nouvelle radio. La mère dit cela à l’enfant blond. Le mal avait frappé la jambe gauche. La petite boiterait toute sa vie. Si elle s’en tirait ; au village voisin, à cause de l’épidémie, un homme était mort hier, un homme de vingt-huit ans.
Le docteur avait prescrit un médicament pour que l’enfant blond ne soit pas frappé à son tour. Il l’avala sans rechigner, avec un peu de lait au miel, et se coucha tout de suite, emmenant sous son bras Tintin au Congo qu’il lirait dans son lit, puisqu’aujourd’hui on ne pouvait pas écouter la nouvelle radio. Pour l’enfant blond, le malheur, ce jour-là, c’était juste cela, ce silence imposé. À cause de sa sœur. Toute sa vie, elle boiterait, avait dit la mère. C’est à cela qu’il pensait, dans son lit.
L’album de Tintin était resté fermé sur l’oreiller, à gauche. Il faisait clair encore, en ce soir de juillet. L’enfant voyait au plafond trois grosses mouches noires, et il pensait à sa petite sœur qui boiterait, comme Auguste, le vieil ouvrier agricole de la ferme voisine, blessé à la bataille de l’Yser, il racontait cela souvent, les jours de pluie, quand on ne pouvait pas travailler aux champs, et qu’il avait le temps de venir boire chez eux un verre de liqueur de cerises du Nord. Mais Auguste était vieux. Sa sœur n’avait que six ans. Lui, onze ; jouer avec elle, c’était impossible, elle était petite, et lui, grand. Les poupées, il les détestait, et elle ne voulait pas qu’il touche aux grenouilles de la mare, ni même aux papillons. Elle hurlait quand il les épinglait vivants sur un morceau de carton. Elle était lente, aussi, et ne savait même pas encore rouler à vélo. À quoi aurait-il bien pu jouer avec elle ? Maintenant qu’elle était boiteuse, ce serait pire encore.
Une famille – Michelle Fourez
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J’ai bien aimé ce roman, grâce auquel j’ai découvert la voix de Michelle Fourez : http://desmotsetdesnotes.wordpress.com/2013/07/22/une-famille/
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