Zebraska – Isabelle Bary

Le début
Je ne sais pas très bien par où commencer…
C’est déjà un commencement, non ?
En tout cas, ce livre est né quand j’appartenais encore à la catégorie de ceux qui n’arrivent pas à poétiser leurs privilèges. Vous voyez ? Non ! Eh bien, un peu le genre de type qui prend la vie pour un handicap et qui se complaît dans cette insatisfaction. C’était il y a trois mois, la veille de ce Noël 2049. Mon père était entré dans ma chambre, l’air sérieux et doux à la fois, une mixture étrange dont il détient le monopole, en prononçant mon nom comme on entame une déclaration : Martin…

À l’évidence, je m’appelle Martin (un nom classique qui ne suppose aucune association stupide, merci papa, maman !). J’ai quinze ans. Je suis né le 24 mai 2035. C’était un lundi. Je le sais, je hais les lundis ! Ils sont brun foncé, larges comme des tunnels dans lesquels on est forcés de s’avancer. Quand j’épelle les lettres dans ma tête (l-u-n-d-i), cela m’emplit d’angoisse. Ce n’est pas pareil pour samedi (qui est jaune canari) et dont les syllabes sentent bon. Il paraît que la majorité des gens ne voient pas le monde comme moi. Comment je le sais ? On me l’a expliqué (tympanisé !) depuis que je parle (et j’ai parlé tôt), j’ai compris le principe (je comprends vite), et enfin, j’ai admis (ça, ça a été un peu plus long). Alors, on (moi surtout) s’est adapté. Il paraît que tout ce cheminement est très important.
Ma mère est belle et drôle et futée. Mon père ? C’est Dieu en personne !
Vous voyez le tableau ?

En réalité, ce n’est pas du tout de « ça » que je voulais vous parler ! Je voulais vous parler de cette fameuse veille de Noël où tout a basculé.
Il va falloir vous habituer, mon cerveau fourmille d’idées. C’est une sorte de phénomène inné. Elles viennent toutes en même temps et ma tête ne s’arrête jamais de tourner. Je passe de l’une à l’autre en jonglant. C’est épuisant ! Si un sujet m’intéresse particulièrement, j’arrive à m’y plonger profondément. Cela me détend jusqu’à ce que quelque chose me contrarie, alors la colère monte en moi comme un ouragan et j’en veux au monde entier ! Je menace, je crie, je revendique mon droit de mourir (la vie est un enfer !) Mais je contrôle, ça aussi on me l’a tympanisé : « maîtrise tes émotions, respire, tu n’es pas seul ». Bon, à force de le répéter sans relâche depuis que je ne mets plus de Pampers (même si je conspue les répétitions, c’est vrai quoi, c’est agaçant), il faut bien avouer que ça marche. Je contrôle !
Pour finir, je pense que je vais encore un peu parler de « ça ». Bref de qui je suis vraiment. Par exemple :

A. J’ai un besoin obsessionnel de routine. Chaque objet doit avoir sa place dans ma chambre. Si une Harley Davidson de ma collection de maquettes est déplacée d’un millimètre, cela me rend fou. Qui dit fou, dit colère et dit cris. Mais, je contrôle.
B. J’appelle un chat un chat. Donc, quand on me dit « t’es con », même en rigolant, je me sens agressé. C’est pourquoi, depuis tout petit, j’apprends à penser entre les mots. Con égale affectueux égale sympa égale je dois faire haha ! C’est complètement crétin, mais ça fonctionne, alors pourquoi pas ?
C. À quinze ans, j’ai encore un doudou. Un ourson râpé qui sent la (ma) salive et mes chagrins. Je le frappe, le déchire, le lance et l’embrasse. Je l’aime vraiment. Je mourrais pour mon doudou. Parfois j’ai honte. Mais je préfère martyriser mon doudou que ma copine.
D. Donc, j’ai une copine. Depuis mes huit ans. Toujours la même (voir point A, le besoin de routine). Bien que cela me paraisse parfois surréaliste, j’aime imaginer qu’elle sera la mère de mes enfants. Nous projetons de vivre sur une autre planète (d’où nous venons très probablement). Est-ce utile de préciser que Louna est atteinte du même « syndrome » que moi ?
E. Mon (seul) grand ami s’appelle Scott. Un vrai normo-pensant ! Il me taquine, me dit les vérités que je n’admettrais de personne. Allez savoir pourquoi ? Il m’aide à être moi parmi les autres.
F. La vue (et même l’idée de la vue) d’une courgette cuite qui s’approche d’une bouche me donne l’envie de vomir.
G. J’ai la truffe aussi fine que celle d’un chien de chasse. Les odeurs fortes me dégoûtent.
H. En fait, le « trop » en général m’écœure : trop chaud, trop de bruit, trop long, trop serré. Le problème c’est que tout, très vite devient trop.
I. Moi-même, je suis trop ! Tout ce que je vis est dans l’excès. Donc (voir point G et le dégoût du trop), je m’auto-exaspère souvent ce qui, vous en conviendrez, est assez complexe à supporter.
J. Mes paroles sont piquantes et dépassent souvent ma pensée.
K. Je vois la vie en noir (logique, voir point H). La bouteille à moitié vide est mon crédo. Je le sais, j’y travaille. Je maîtrise.
L. J’ai un sens de la justice surdéveloppé, surtout quand cette justice me sert !
M. Mon humour est caustique. Peu le comprennent, pourtant j’en maîtrise le sens. Je ris donc souvent seul de mes blagues.
N. Je ne supporte pas perdre (voir point H toujours).
O. Je suis franc, intolérant. J’impose mes idées (celles des autres me paraissent souvent absurdes). J’ai appris à écouter, même si je suis convaincu (99 fois sur 100) d’avoir raison.
P. Je suis nerveux et, par là même, énervant.
Q. Je suis avide de sens. J’aime comprendre, mais étudier m’ennuie.
R. Je m’ennuie vite.
S Je fonce, je bâcle, la patience m’exaspère.
T. Tout m’émeut. Tout me fait peur.
U. Je pense trop.
V. J’aimerais être fort avec les poings, je ne le suis qu’avec les mots.
W. Je suis surémotif, hypersensible et, par conséquent, atrocement susceptible.

Donc, la veille de Noël, mon père et son allure solennelle sont entrés dans ma chambre:
– Martin ! J’ai quelque chose pour toi…
Il m’a tendu un tas de feuilles assemblées comme un vieux ballot.
– C’est le cadeau de Noël de Mamiléa.
– Elle est partie ?
– Oui, ce matin !
– Partie où ?
– Mais enfin Martin, tu sais bien !
Une bouffée d’angoisse s’est emparée de moi, poursuivie d’une idée noire qui me donnait l’envie de hurler. Partie, éteinte… Morte ? Était-ce alors son héritage que mon père me tendait là ? Un livre pour Marty ? Elle me lâchait cruellement en me léguant un livre de papier, moi qui n’en avais jamais lu ? Y avait-il un mode d’emploi ?
Mais papa souriait à présent, me ramenant à des pensées plus engageantes. Comme chaque année, Mamiléa rejoignait mon grand-père qui travaille en Afrique. Alors que je transpirais encore des tours que mon imaginaire venait de me jouer, je me suis emparé du drôle de cadeau. Au contact du papier, mes doigts ont ressenti comme le passage d’une houle, invisible, mais forte. Si forte, qu’en regardant l’écriture penchée qui, sur la première page, annonçait À mon petit zébron Marty, je fus pris d’un véritable tremblement.

7 réflexions sur « Zebraska – Isabelle Bary »

  1. Meunier C

    Ce livre m’a enlevé 10 kg de culpabilité sur mes réactions face à mes zèbres ! Si je ne dois retenir qu’un seul livre a recommander aux mamans de zèbre.. c’est celui ci !

    Répondre
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