Passés imparfaits – Patrick Dupuis

Le début
La salle était hideuse: murs enduits d’une couleur indécise, éclairage au néon. Des femmes et des hommes assis sur des bancs; beaucoup de silence, quelques chuchotements.
De temps à autre, deux personnes se levaient et franchissaient une porte qui se refermait sur une histoire banale de couple en fin de parcours. Personne ne revenait dans cette salle d’attente. Il devait exister une autre issue qui permettait de s’échapper du bureau du juge sans être soumis aux regards curieux de tous les candidats au divorce qui attendaient leur tour.
Il était l’un d’eux et il était seul! La comparution avait été fixée à dix heures et demie et, comme d’habitude, elle était en retard! Arriver à temps et devoir attendre était la chose qu’il détestait le plus au monde. Avec elle, il avait été servi. Les petits défauts amusent au début d’une histoire d’amour; ils deviennent des montagnes quand vient le moment de la discorde…
La grosse horloge ronde et grise, fixée au-dessus de la porte d’entrée, le narguait.
On discutait à voix basse à côté de lui. Négligeant un instant la pendule, il tourna la tête. Un homme et une femme. L’homme ressemblait à ce qu’il devait être: un employé d’administration. Costume et cravate sombres. Une bonne tête chauve de contribuable honnête. Elle, petite et plutôt boulotte, s’était parfumée à outrance avant d’affronter les miasmes de ce palais de justice décati.
La femme parlait de son nouvel amour. L’employé écoutait, s’intéressait, ne s’énervait pas. À la question de savoir si elle avait enfin trouvé l’homme de sa vie, la femme répondit qu’elle croyait bien que oui, mais que son amant ne parlait que de l’instant présent, de parenthèses…
– C’est une histoire d’amour ou un cours de grammaire, ton machin?
Enfin un peu d’énervement! S’il avait été cet homme, il lui aurait déjà cloué le bec, à cette pétasse ! Elle aurait été vite remise à sa place. On pouvait se faire sauter par qui on voulait, mais pas question de connaître les noms et les détails.
Il regarda à nouveau l’horloge. Dix heures quarante. Le juge n’était pas en avance. Personne ne respectait les horaires. Personne, sauf lui et quelques autres imbéciles toujours à temps et s’énervant toujours avant l’arrivée des éternels retardataires.

– Tu n’es pas encore entré?
Elle était là ! Il ne l’avait pas vue arriver. Comme d’habitude, elle ne s’excusait pas.
– Le juge est comme toi, en retard.
Elle sourit, ne dit rien et s’assit à côté de lui.
– Inconfortables, ces bancs. Tu attends depuis longtemps?
– Depuis trop longtemps.
Les autres couples les écoutaient. Il se rendit compte qu’à leurs yeux il n’avait pas le beau rôle. Mais comment faisait-elle pour s’en sortir à chaque fois à son avantage ? Ce serait la même chose dans le bureau du juge. Par chance, ils avaient décidé de divorcer à l’amiable: elle aurait bien été capable de le faire condamner et de l’obliger à payer une pension alimentaire, alors que c’était elle qui avait donné des coups de canif dans le contrat! Était-elle toujours avec son Jules ou l’avait-elle déjà laissé tomber? Ce n’était plus son affaire. Bon vent, et puis basta!
La porte s’ouvrit à nouveau. C’était leur tour.
Le bureau du juge gardait quelques éléments d’une grandeur passée: une lourde lampe au pied ouvragé, un fauteuil en cuir auprès d’une table basse. Le reste était dans le même état que la salle d’attente et disparaissait sous un monceau de dossiers entassés en piles à l’équilibre précaire. Dans un coin de la pièce, derrière un ordinateur, une secrétaire regardait ses ongles. Le juge suçait son stylo, les coudes appuyés sur une table qui, elle aussi, avait connu des jours meilleurs. Ils s’assirent en silence sur deux chaises aussi inconfortables que les bancs de la salle d’attente.
– Monsieur et Madame Vermeulen?
Monsieur et Madame… Le juge allait leur prodiguer un dernier laïus auquel lui-même ne croirait pas. Il devait chanter la même chanson à tous les couples qui venaient officialiser leur séparation dans ce bureau. Vu son âge, il avait dû en voir défiler un certain nombre! Combien avaient fait machine arrière et s’étaient rabibochés avant de s’en aller bras dessus, bras dessous? Aucun, sans doute.
– Bien, je n’irai pas par quatre chemins. J’ai pris du retard et je souhaiterais pouvoir m’arrêter un instant à midi. Votre cas est simple, vous n’avez pas d’enfants et aucune pension alimentaire n’est exigée. Il n’y a rien de changé depuis votre dernière comparution? Vous voulez toujours divorcer? Je vois dans votre dossier que vous êtes en fin de procédure et que les formalités ont été remplies. N’oubliez pas de faire retranscrire le jugement dans les registres de l’état civil de vos communes respectives. Après qu’il vous aura été notifié par écrit, bien entendu.
Paroles brèves, signature de documents, sortie donnant sur un escalier, soleil de fin d’été sur la place… Il s’arrêta et respira un grand coup. Tout avait été trop vite. Il devait profiter de cet instant qu’il attendait depuis bientôt un an. Divorcé! Il avait enfin divorcé! C’était fini! Il allait pouvoir regarder l’avenir, oublier le passé.

Une main sur son bras. Elle.
– On ne va pas se quitter bêtement. Tu n’as pas faim? On pourrait manger un bout? Il y a un italien pas mal, rue Bergère.
Accepter? Refuser? Elle n’avait pas attendu sa réponse et traversait la place.
Le soleil s’était caché derrière un nuage.
Leur table était réservée. Elle avait donc tout prévu! Pourquoi cet ultime repas? Ils n’avaient pas échangé dix mots entre le palais et le restaurant. Qu’allaient-ils se dire? Se rappeler des souvenirs? Se disputer une dernière fois? Parlerait-elle à nouveau de sa petite personne? Elle exposait très bien ses «problèmes», comme elle disait. Cela lui évitait de s’intéresser à ceux des autres.
Elle se taisait. Il n’avait pas envie d’entamer la conversation et se plongea dans l’examen de la carte. Rien de bien extraordinaire: des pizzas, des pâtes, le plat du jour. Il commanda un saltimbocca alla romana. La dernière fois qu’il en avait mangé un, c’était à Florence… Le dernier voyage avant leur séparation…
– Tu rêves?
Oui, il rêvait. Ça permettait de passer le temps. Pourvu qu’ils soient vite servis : il avait envie de vent et de ciel bleu!

2 réflexions sur « Passés imparfaits – Patrick Dupuis »

  1. Ping : Rencontrer nos auteurs en octobre-novembre | Éditions Luce Wilquin

  2. Ping : Un prix et des sélections… | Éditions Luce Wilquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *