La méridienne du cœur – Aurelia Jane Lee

Le début

Je marchais sur la plage depuis des jours.
Cet été-là, le ciel était d’un bleu implacable, strié de blanc. Tous les jours. Tous les jours le même temps, le même azur parcouru d’étroites bandes nuageuses. Presque comme celles que laissent les avions. Des traînées de vapeur. Des rubans blancs.
La plage s’étalait, parfaitement plane, sur des kilomètres. Seuls reliefs : des paquets d’algues que le soleil desséchait, qui exhalaient une odeur humide aux accents sexuels. Parfois, on les voyait fumer, à marée basse.
J’arpentais le bord de mer, sans relâche. À son image, j’étais calme et sans irrégularité, lisse, constante. Ce n’était qu’une apparence. Comme la mer, je cachais bien des choses.

Je n’étais pas la seule. Depuis que j’étais là, j’avais observé un vieil homme au comportement étrange. Toute la journée sur le rivage, lui aussi. Peut-être même la nuit. Il semblait chercher quelque chose, une chose qu’il aurait perdue, dans l’eau. Je le voyais entrer dans l’eau, plonger, revenir ensuite avec, entre ses mains, des objets que je distinguais mal dans la lumière écrasante. Que pouvait-il trouver dans la mer qui suscite tant son intérêt ?

Au début, je ne m’y attardais pas. Il y avait bien d’autres spectacles à observer : les plongeons des oiseaux à la surface des eaux, la démarche inquiétante des crabes au corps presque transparent, l’avancée lente des bateaux, au large. J’écoutais le murmure continu de la mer et le clapotis des vagues mourantes. Le soleil faisait tout miroiter. Le paysage entier aurait pu n’être qu’un mirage. Je songeais qu’il l’était peut-être. Ou alors c’était moi qui n’étais pas réelle, dans un monde parfaitement présent. Le sable chaud, l’eau qui mouillait mes pieds, depuis quand existaient-ils et d’où venaient-ils ? De la montagne et de la pluie, sans doute. Cela m’impressionnait. Moi, aucune des cellules qui me composaient n’existait sept ans plus tôt. C’est du moins ce que disent les biologistes. C’est dur à comprendre. Qu’on n’est rien, finalement, tout en ayant cette incroyable force qu’est la vie. Et la conscience qu’on peut en avoir, qui me fascinait également. Les molécules d’eau et les particules de quartz n’ont pas conscience de leur existence. Elles ne savent pas se poser de questions. Force ou faiblesse ? Elles ne se le demandent pas. Les courants les emmènent, le vent les pousse. Elles n’ont conscience ni du temps, ni de l’espace.
Moi, je ne voyais que ça. L’étendue de sable devant moi, derrière moi, avec les amas hirsutes d’algues vertes, presque brunes, et le soleil qui tournait dans le ciel au fil de la journée. Irrémédiablement liés, la surface et la durée, la plage et le ciel, moi en ce moment et en ce lieu. Pas ailleurs.
Je pensais à tout ça et je ne faisais pas attention au vieil homme qui filtrait les flots, à la recherche de je ne sais quoi. Un je ne sais quoi de rare, manifestement, et qui occupait toute sa vie. Car quand je relevais les yeux, il était toujours là. Le matin ou le soir, il était parfois l’unique silhouette qui se découpait sur la ligne de l’horizon.

En l’observant mieux, je vis qu’il était vraiment très vieux, décharné. Ses longs cheveux gris flottaient au caprice des vents. Son vêtement, qu’il n’enlevait pas pour nager, était sale et déchiré. Sa peau brune, tannée, brûlée par le sel et par le soleil.
Je remarquai soudain que je m’étais toujours tenue à distance de lui. Sans en avoir fait le choix conscient, comme si un instinct m’avait dicté de m’en protéger. Il semblait pourtant inoffensif. Lui-même n’approchait personne. Il n’était pas de ces vieux fous, de ces prophètes de malheur qui vous haranguent et vous harcèlent ; il ressemblait plutôt à un ermite qui aurait fait vœu de mutisme. Il s’était juste enfoncé dans sa solitude. Il ne dérangeait pas.

Je décidai de m’approcher. Lentement. Je ne savais pas jusqu’à quel point je réduirais la distance, jusqu’où j’étais prête à aller, peu m’importait. Je sentirais bien la ligne invisible, le voile. À un moment le vent me repousserait.
J’avançais vers lui.
Je vis d’abord l’éclat d’argent de ce qu’il tenait dans ses mains : une petite lame. Et puis justement ses mains : grandes, extrêmement abîmées. Je m’arrêtai. La ligne était déjà là. Je compris enfin que personne ne l’approchait, que cet homme créait le désert autour de lui, que seuls les oiseaux et les crabes le côtoyaient. La compagnie des humains l’avait délaissé, au bord de l’eau. Avant de me retourner, je remarquai ses yeux, gris et inexpressifs, comme transparents, mais sans éclat. Alors qu’ici, la moindre petite flaque d’eau étincelait, dans ses yeux clairs il n’y avait pas une seule lumière. C’était comme s’ils n’avaient pas de couleur.

J’ai repris mes déambulations. J’ai toujours mieux réfléchi en marchant. J’ignorais alors que ce que je cherchais, en réfléchissant, en marchant, je ne le trouverais que le jour où je m’arrêterais.

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