Éric Brucher – Colombe

Le début

Parfois je voudrais boire le ciel entier. Son air glacial est transparent et très pur. Il faudrait qu’il entre en moi pour être remplie et disparaître.
Je peux le sentir couler dans ma gorge, ma poitrine maigre, le sentir m’envahir le cœur. Alors me vient la paix, l’étau se desserre, un poids se lève.
Aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours voulu aller au ciel, connaître cette apesanteur libérée de la matière.
M’échapper dans l’immensité.
J’ai appris à faire cela, le laisser entrer, j’aspire le ciel ou le suce pareil à un nectar. Par la fenêtre, je contemple la procession des nuages en aubes blanches et mauves, presque des fantômes. Ou je regarde les mouettes qui planent sans fin au-dessus de la ville. Les jours de vent, elles tourbil­lonnent en farandoles dans l’impalpable mouvement du vide, et je voudrais danser parmi elles.
J’aime sentir cela, l’ivresse du vide.
J’en reconnais l’appel au tressaillement du côté du cœur. Je le sens qui s’emballe, un peu inquiet, pareil à un oiseau palpitant dans la poitrine.
Mon thorax est une cage qui enferme une colombe fragile, ses ailes veulent s’ouvrir pour s’en aller. Mon corps l’empêche et la blesse.
Je pourrais, je crois, vivre en ne mangeant rien. Seulement boire le ciel, ingurgiter l’espace.
Un carême indéfini.
On croirait que je m’ennuie. Je puis rester à l’infini, debout, la tête inclinée contre la vitre, à suivre les mouvements du ciel, me laisser absorber par les volutes de cet étrange état floconneux. Les amas gris, la blancheur irréelle, les ouvertures azurées. Les reflets de lumière, les transparences d’aquarelle, les bruissements du vent, je disparais par là.
Les nuages qui passent ressemblent à de gros animaux joufflus et pelucheux. Ce sont eux qui m’apaisent quand je m’accoude à la fenêtre dans cette rêverie presque sans image. J’aime leur impression de duvet gonflé, suspendu à l’absence, ou comme des bouloches, des polochons laineux, blancs et gris parmi les taches bleues de l’extrémité du monde.
Je les regarde sans fin passer au-dessus de la ville, la manière dont ils se meuvent et se déforment doucement, glissent et s’entrelacent sous l’influence des courants d’alti­tude, leurs frémissements pâles dans le vertige de l’atmo­sphère.
La lumière de février parfois si aiguë me fait plisser les yeux, cligner les paupières. Entre mes cils, je capte des fils invisibles, une passerelle tissée de lumière où je reste éblouie dans un songe immobile.
Une extase depuis un lieu confiné de moi-même. Un ravissement, dans la captivité de ma chambre.
La fenêtre me suffit devant le ciel.
La mémoire des nues emporte si loin.
Peut-être que les oiseaux ne meurent jamais, ils dispa­raissent seulement dans l’espace.
C’est cela que j’aime et veux, l’apesanteur, ce grand détachement où flotte la conscience dans une paix sans ride.

2 réflexions sur « Éric Brucher – Colombe »

  1. Ping : Colombe finaliste du Prix Horizon | Éditions Luce Wilquin

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