Le début
L e 22 décembre 1582, devant le porche occidental de la cathédrale de Tournai eut lieu une échauffourée dont l’évêque, qui résidait au-dessus, n’eut pas connaissance, ce qui lui épargna d’avoir à affirmer l’autorité qu’il n’avait plus.
Il y avait foule ce jour-là. Le peuple, désormais encouragé à participer à la liturgie, assistait directement au déroulement des offices. Mais, pour beaucoup, le spectacle était sur le parvis où les marchands du temple vendaient leurs produits à prix d’or à qui les voulait bien et pouvait les payer. De ce côté ouest, qui est celui de la nef, se dressent la tour Brunin, au nord, et, au sud, celle de la Treille. La tour Brunin s’émut. Elle donnait accès à l’ancienne prison du Chapitre et, du premier occupant de cette dernière, portait le nom. Le reste de la cathédrale, mise à sac en 1566 par les iconoclastes, à son tour se déclara outrée. Seule, la tour de la Treille, dont le nom évoquait peut-être la fabrication du vin, se reconnut sans peine dans l’événement.
Quand tout fut terminé, on déplora un cheval mort, des navets et des choux çà et là écrasés, deux chaudrons dérobés, d’assez belle facture, quelques toileries et lainages, autant de lamentations en proportion avec la gravité des larcins. Quand le compte fut repris, plus gravement s’y ajoutèrent un gigot de mouton disparu, ainsi que deux chapons, le tout ayant fait l’objet d’une commande du bailli, homme accessible sans être abordable s’entend, ce qui faisait craindre les foudres de ce dernier par commissaire royal interposé.
En réalité, si l’on excepte le malheureux canasson qui s’était trouvé là, l’échauffourée n’eut d’autre victime molestée qu’un obscur collecteur d’impôts contrefait, fourvoyé en cet endroit sensible, lequel avait espéré s’y distinguer sans réaliser que pourrait y croiser son chemin quelqu’un qui ne se souviendrait que trop bien de lui. Un officier des gardes wallonnes avait été témoin de toute l’affaire. Expulsé par une main de fer avant l’arrivée du service d’ordre, le collecteur zélé n’avait pas demandé son reste, trop heureux de s’en être tiré à si bon prix.
Le responsable de ce haut fait était un natif du pays, laissé pied-bot, resté nostalgique des armées espagnoles dans lesquelles il avait servi pour sa solde sur les galions et dont il avait été renvoyé un prétendu soir de paix. Depuis, au rythme des expéditions et des saisons, il trottait désœuvré derrière la troupe, s’ennuyant mortellement, sauf à veiller jalousement sur son bien lorsqu’il le fallait, traînant sa bourse de taverne en bouge, crotté, éructant et lançant à la ronde des regards furibonds.
La prévôté, qui avait la vie rude depuis que le siège de l’année précédente avait amené l’occupation de la ville par les soudards du prince de Parme, mercenaires espagnols, reîtres et lansquenets allemands, recrues italiennes et autres, tenait à l’œil ce lascar, connu sous le sobriquet qui en disait long de Main-de-Fer, attendant argument pour le reprendre en main. C’est qu’il y avait, à battre le pavé de la ville, force aventuriers, voleurs, vieux soldats sur le retour, voire même des réformés sous le manteau, Hurlus iconoclastes du Mont-à-Leux, infiltrés du luthérianisme, dont une écuelle à la ceinture et deux mains jointes pendouillant à un ruban en sautoir étaient le signe de ralliement. On s’attendait à les trouver partout… Mais ces destructeurs d’images saintes, dont le visage anodin pouvait passer aisément pour celui de votre voisin, s’étaient dispersés ces jours-ci pour aller faire leurs coups de main sur Lille, faute d’une meilleure inspiration.
Le lascar en question, après s’être illustré comme on l’a vu, avait porté ses pas de taverne en taverne tant l’affaire lui avait mis le gosier sec. Il alla rôder un peu du côté de l’hospice Saint-Jacques, qui recueillait tout et rien et s’en portait fort mal, puis, déçu de rien y trouver qui pût l’intéresser qui ne fût fort sale, puant, braillant, masculin et sans le sou, il descendit, toujours assoiffé, vers les quais du fleuve où, dérobées à la petite pluie glacée qui s’était mise à tomber et lui dressait le poil, il savait trouver quelques tavernes pour contenter sa soif sans que personne lui demande rien.
Le voyant si occupé et somme toute calmé, les prévôts se dirent que, tant qu’il était là, il n’était pas ailleurs, et que, gardant un œil dessus, ils pourraient s’en retourner sans trop de crainte à leurs affaires, lesquelles, en effet, étaient chaudes et plus importantes qu’un peu d’esclandre signalé chez les bourgeois. Il y avait bien ce gigot, malencontreusement volé sur deniers du bailli, qui menaçait encore de faire parler de lui, mais ils voyaient bien que notre homme n’en était pas le larron ou, s’il l’avait été, avait déjà vendu sa chair ou tout rongé son os, ce qui, au vu et au su de la rue, était bien improbable en aussi peu de temps. Il leur fallait chercher ailleurs. Ils le laissèrent donc tranquille, sauf nouveau tapage, et le lascar put s’adonner en paix à la boisson qui l’avait traîné jusqu’en ces mauvais lieux.
Quand il en sortit, il s’enquit auprès des rares passants du jour et de l’heure qu’il pouvait être, s’étonnant que personne, à supposer qu’il en eût l’envie, ne fût en mesure de répondre à sa question. Grommelant de trouver l’humanité guère charitable, il cessa d’importuner et reprit son chemin. Il se mit en quête d’une couche ou d’une botte de foin où sommeiller, couche de femme accommodante et qui ne serait pas déjà prise, paillasse de quelque reître de sa connaissance car il avait conservé des camarades dans cette armée où il avait un temps servi.
La pluie tombait toujours par ce froid de décembre, une pluie de dix jours, faite pour garder un soldat au bivouac et une femme honnête blottie au chaud dans sa couche. Main-de-Fer ne rencontra personne de ceux qu’il espérait et encore moins celle dont la couenne se serait montrée réceptive à son gant. Il pestait haut et fort contre l’incivilité générale lorsqu’il se heurta le front à un officier des gardes wallonnes qui déambulait dans le sens contraire, la main sur la rapière, lui arrachant un juron. Pris en défaut, l’ancien soldat, réglé comme un jouet, voulut présenter les armes, comme pour faire montre qu’il n’avait pas désappris, avant de se rappeler qu’il n’en portait désormais plus. Dépité, il baissa la tête avec une vague excuse, convaincu qu’un mauvais sort le poursuivait. Puis, il pensa passer son chemin.