Aurelia Jane Lee – Les saisons intérieures

Le début de la première nouvelle
Dépêche-toi d’aimer

Parmi tous ses clients, Florence n’en avait qu’un qui était vraiment régulier. Il venait tous les lundis, sans exception, pas nécessairement à la même heure chaque fois, mais toujours le lundi. C’était un vieil homme maigre, tout voûté, avec des yeux sombres qui racontaient des histoires. Des histoires souvent très belles mais aussi, quelquefois, très tristes. Florence ne connaissait pas son nom; il faut dire par ailleurs que le vieillard n’était pas très loquace. Il ne demandait jamais conseil et semblait toujours savoir d’avance ce qu’il voulait, dès qu’il avait franchi le seuil du magasin. Au contraire de la plupart des autres clients, il ne se mettait pas à parler des saisons qui changent, ni de son jardin (en avait-il seulement un?), encore moins de sa vie privée; et il n’avait jamais formulé de remarque à propos du prénom de Florence. Beaucoup de gens pourtant lui demandaient si c’était son véritable prénom, ou lui disaient qu’elle était prédestinée à faire ce métier. Enfin ce genre de chose qu’elle entendait quasiment tous les jours. Lui, en revanche, se contentait de composer son bouquet en silence, en indiquant certaines fleurs du doigt ou en se servant lui-même dans les vases, et patientait ensuite, laissant errer son regard plein d’histoires dans le magasin, pendant qu’elle assemblait les élues harmonieusement, les liait en gerbe, les enveloppait et les enrubannait.

Chaque lundi, sans faute, il revenait, et à chaque fois il choisissait des fleurs blanches, uniquement des blanches, quels que soient l’espèce ou le genre, œillets, freesias, tulipes, roses, chrysanthèmes, lys, c’était toujours des blanches. Florence trouvait qu’il avait plutôt bon goût.
Mais pour qui achetait-il ces bouquets? Peut-être était-ce un cadeau qu’il s’offrait à lui-même, avait un jour songé Florence. Elle n’avait jamais osé lui poser la question. Pourquoi une telle régularité, aussi? Sans doute, vu son âge avancé, l’hypothèse la plus plausible était-elle qu’il allait visiter son épouse (ou une ancienne amante, se plaisait-elle à croire) dans une maison de repos. Ou peut-être avait-il une fille atteinte d’un cancer, ou quelque chose comme ça. Sauf qu’en fait, ça faisait trop longtemps que ça durait. Peut-être une fille handicapée, internée? Ou un garçon. Au fond, pourquoi n’offrirait-on des fleurs qu’à une femme? Florence se posait beaucoup de questions. Mais, en fait, elle préférait ne rien savoir. Comme ça, elle pouvait continuer à s’inventer des histoires. Et comme ça, l’homme gardait son mystère.

Aujourd’hui, c’est mercredi. Le jour des livres. Un jour qu’Édouard Bietlot aime beaucoup. Surtout lorsque, en plus, la journée s’annonce sèche et pas trop chaude. Édouard Bietlot n’aime pas quand il fait trop chaud, c’est-à-dire quand la température est supérieure à vingt-quatre degrés. Mais ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est l’humidité. Et pas seulement à cause de ses rhumatismes, qui le font souffrir alors. Parce qu’Édouard Bietlot sait y faire, avec la douleur. Non, ce n’est pas tellement ça qui l’embête avec la pluie.
À la bibliothèque, on connaît bien monsieur Bietlot. Un drôle de zigoto. Il n’emprunte jamais qu’un livre à la fois, qu’il ramène la semaine suivante, l’échangeant contre un autre. Il lit de tout, du moins dans la catégorie du roman: policier, classique, contemporain, étranger, roman du terroir ou roman pour adolescents, du moment que ce n’est ni trop mince, ni trop épais, il goûte à tout. C’est qu’il faut tout de même qu’il ait de quoi tenir une semaine, monsieur Bietlot. Mais il ne faut pas que ça dure davantage, non plus.

Aujourd’hui, il ramène Le secret des abeilles de Sue Monk Kidd et emprunte Jean de Florette. Il y a des chances pour que, mercredi prochain, son choix soit nettement plus prévisible, se dit Cécile, la bibliothécaire, en scannant le code-barres du Pagnol. Comme monsieur Bietlot est un lecteur régulier, elle pense à lui faire une petite faveur…
– Vous voulez que je vous garde Manon des Sources sur le côté, pour que vous soyez sûr de l’avoir la semaine prochaine?
– Ah! répond monsieur Bietlot un peu étonné. Oui, si vous voulez, merci.
– Madame a bien aimé Le secret des abeilles?
Il y a quelque temps, Cécile a appris que monsieur Bietlot empruntait des livres pour son épouse, en réalité, et non pour lui. Sans doute est-elle impotente, qu’elle ne vient pas elle-même. Cécile n’a pas posé la question. Monsieur Bietlot n’est pas le genre d’homme avec qui l’on engage facilement la conversation. Ce n’est pas qu’il soit bourru, ou d’une timidité telle qu’il vous mette mal à l’aise, mais simplement, il est avare de paroles.
– Oui, beaucoup.
Il n’en dira pas plus. Le voilà reparti, avec son bouquin.

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