Le début
André Sempoux témoigne, dans sa Chaire de Poétique, du silence et de la solitude qui accompagnent trois moments de trouble et d’étrangeté vécus au cours de l’enfance.
Premier moment
À la Toussaint, lendemain de l’anniversaire d’André (il est né le 31 octobre 1935), son père et lui traversent côte à côte une zone de sablonnières pour l’arrêt de quelques minutes dans un cimetière – plus tard désaffecté –, devant un rectangle de gazon qui n’est marqué d’aucun nom.
Second moment
Vers l’âge de huit ans, André feuillette l’album familial et contemple les photographies qui le montrent en compagnie de sa mère ou de ses parents. Mais on a découpé la moitié inférieure de l’une d’elles. Sur la photo mutilée, la mère, souriante, est tendrement inclinée vers un vide. L’enfant se demande pourquoi seul le visage de celle-ci a été gardé. Il a le pressentiment d’un secret et se tait.
Troisième moment
Une image dérobée donne après coup explication partielle aux énigmes de la tombe sans nom et de la photo découpée. Jeune adolescent, André découvre par hasard, dans un tiroir2 au fond duquel il semble être resté coincé, un souvenir pieux qu’il s’approprie sans poser de question. « “Jésus se plaît au milieu des lys, ce sont les plus beaux qu’il cueille les premiers”, est-il écrit sous une image en grisé qui montre l’enfant Dieu dans sa cueillette. Il porte une robe en tissu léger ; son visage poupin cerclé de boucles et d’une large auréole lumineuse est l’élément le plus net de la représentation. Dans le fond, précédé d’une forme indéfinissable, un ange adulte aux ailes éployées emporte au ciel un bambin normalement constitué qu’il tient assis sur ses bras. » (p. 55)
André Sempoux, qui se croit enfant unique et n’a jamais eu de doute à ce sujet, apprend alors, en lisant le texte au verso de l’image souvenir, qu’il a été précédé par Jacques, mort à cinq ans, vingt-deux mois avant sa naissance à lui : « Au verso de l’image pieuse, mon frère demandait des explications : “Pourquoi mon mal a-t-il été sans remède ?” La réponse, donnée par des vivants qui ne s’adressent pas à lui et qui savent, m’a toujours rempli d’angoisse : “C’est parce que vous avez agi, Seigneur, selon votre volonté. Que votre Saint Nom soit béni ! Il manquait un nouveau Séraphin dans le concert des Anges. Dieu dit à notre cher enfant : “Je ne puis mieux choisir”. […] Heureux celui à qui Dieu fait grâce, à cet âge, des jours qu’il devait couler ! Heureux celui qui n’a connu que les joies de l’innocence !” ». (pp. 55-56)
Le secret sur les circonstances précises de la vie et de la mort de ce frère aîné persistera au-delà du décès de ses parents : « Après leur mort, personne n’a voulu me dire de quel mal il avait souffert. J’ai su seulement qu’il n’avait jamais ni parlé, ni marché, ni pu se nourrir par lui-même. Et qu’il était “beau comme un ange” ». (p. 56)