Le début
Adrienne ne m’a pas écrit.
L’été ne parvient pas à me happer au-dehors. Ni l’été, ni le foisonnement des branches que balance la brise, ni le rose du ciel, en ce soir de juin.
Mon piano reste muet, malgré le concert prévu dans dix jours à Bruxelles.
Rien qui puisse me donner la force d’aller vers la lumière du soir : voici douze jours qu’Adrienne ne m’a pas écrit, et pour peu mes yeux resteraient nuit et jour rivés à l’écran de l’ordinateur.
Est-elle malade ? A-t-elle sans me le dire décidé de couper le fil des mots tendu entre nous ? Est-ce là mon destin, perdre ce lien précieux, le seul que nous ayons tissé, elle et moi, depuis tant d’années, et m’enfoncer sans elle dans la vieillesse ?
Je ne vous ai vue qu’une seule fois, Adrienne, au hasard d’une rencontre mondaine, après l’un de mes concerts. J’avais joué le troisième concerto de Rachmaninov, à Berne. Il neigeait sur Berne, sur la Kornhausplatz, et vous êtes venue me saluer dans ma loge. Vous m’avez parlé allemand. D’abord allemand, à cause de mon prénom, sans doute. Mais je vous ai répondu en français, cette langue que j’aime parler et écrire, car c’est la langue de ma mère morte voici si longtemps. Ma mère née au bord de la Loire. J’aime écrire et parler le français. C’est ma langue, celle de mon cœur.
Vous accompagniez au concert, ce soir-là, un couple de mes connaissances, que j’ai perdu de vue depuis.
Vous m’avez si bien dit l’émotion ressentie pendant le mouvement lent du troisième de Rachmaninov : personne, jamais, ne m’en avait parlé ainsi, avec autant de justesse et de simplicité, comme on écrit, comme on chante. Votre voix, une seule fois entendue, Adrienne, une voix grave, un peu cassée. La musique vous avait pénétrée.
Non, je ne me souviens pas vraiment de votre visage. De votre voix, oui. Je me souviens que vous n’êtes pas très jeune, pas très belle, mais il me semble que personne, jamais, n’a compris ma musique comme vous l’aviez comprise ce soir-là.
Vous m’avez tendu, sans coquetterie aucune, une carte de visite avec une adresse postale et une adresse électronique. Si jamais vous donnez un autre concert en Suisse. J’y viens souvent, l’été. Ou en Belgique, c’est là que je vis. Vous êtes partie sans me saluer, pendant que je parlais avec d’autres venus interrompre notre conversation. Je vous ai regardée vous éloigner, petite, en robe noire à manches longues et ajourées, un manteau d’hiver posé sur le bras droit. Des rides au coin de la bouche, des yeux rieurs et inquiets. Des lunettes d’écaille qui vous allaient bien. Une démarche assurée.
C’était il y a longtemps déjà, plusieurs années : je ne vous reconnaîtrais pas, si je vous croisais aujourd’hui à Berne ou ailleurs.
Je vous ai écrit un courriel dès le lendemain du concert. Quelques lignes, pour vous remercier. Vous remercier d’avoir su parler vrai, sur la musique, ma musique.
C’est ainsi que nous avons tissé le fil des mots. Le fil des mots écrits, seulement. Jamais nous ne nous sommes appelés.