Monsieur a la migraine – Valérie Cohen

Le début
« Racontez-moi, Anna, continuez. »
Anna Delavigne détourne la tête pour ne pas croiser le regard de Patrice Denis. Ne pas s’attarder sur ses yeux attendris, ne pas quitter ce corps, cette étrange sensation de s’être retrouvée après tant d’années d’aveuglement. Une certitude la bouleverse et l’éclabousse. Elle s’était perdue dans le labyrinthe de sa propre vie, et elle ne le savait pas.
Soudain, ils jaillirent du plus profond de son être. Anna était loin d’imaginer tous ces mots tapis en elle. Aptes à vivre et à s’articuler en phrases intelligibles, après des décennies de silence rassurant. Elle s’y agrippe avec force, rodéo mouvementé sur les routes de son passé. Pour un peu, il lui semble que ses muscles sont douloureux. Les mots la bousculent, détricotent son existence et ont un goût de sel, de solitude et de renoncement. De légèreté et de jours heureux aussi, lorsqu’elle les utilise au conditionnel ou au futur. Depuis si longtemps, elle se sentait ensevelie sous leur poids. Elle avait même renoncé à les dompter. Comment apprivoiser l’indicible ? Tel le sable, le temps et les regrets, il file entre les doigts. Présence rassurante, pesante et si intime à la fois. Anna respire profondément et évite le regard insistant de Patrice Denis. Elle hésite à poursuivre son récit et fait une courte pause entre deux phrases. Ni journal intime, ni sœur ou confidente attitrée, ni thérapeute grassement payé pour être tenu au secret professionnel. Parler, c’est allumer la mèche d’une bombe à retardement. Parler pour qui ? Pourquoi ? Les mots sommeillaient dans son ombre et alourdissaient sa silhouette de fraîche quinquagénaire. Certains soirs, cernée par eux, elle étouffait dans leur mutisme. Elle avait beau ouvrir la fenêtre de la cuisine et regarder la lune, ils se dérobaient encore. Devant ce grand mince à la chemise blanche sans pli sur un jeans bien coupé, l’évidence la rattrape et la laisse sans voix. Les mots, comme les hommes, manquent parfois de courage. Les siens attendaient patiemment leur heure de gloire.
Un coup d’œil à l’horloge murale. Une vieille assiette peinte à la main, rehaussée d’aiguilles de couleur. Quinze heures vingt. Héritage de sa grand-mère ou lot gagné dans une tombola de quartier ? Elle n’ose le lui demander, et lui parler de son intimité lui semble curieusement plus aisé. Anna ne le connaît que depuis quelques semaines. Une poignée de minutes encore, et il lui faudra interrompre ce torrent de grisaille, de désarroi et de faux espoirs. Impression étrange d’écouter une inconnue lui raconter une histoire à l’intrigue familière. Ni belle héroïne, ni prince charmant. Des êtres ordinaires et leurs ombres parfois trop lourdes à porter. Des vies qui n’ont pas toujours emprunté la bonne trajectoire, perdues sur des routes escarpées. « Mes mots sont gris, ternes et atones. Mes cheveux, au moins, ont le privilège de pouvoir être teints », pense-t-elle en s’enfonçant un peu plus encore dans son siège et en caressant la natte qui lui couvre l’épaule. Sous peu, une autre femme sonnera à la porte, s’installera sur ce fauteuil blanc en croisant les jambes, ses bas fileront peut-être, et un faible sourire sur ses lèvres peintes, elle sera bientôt prête, elle aussi, à livrer ses pensées les plus intimes. Anna se demande bien quelle en sera la couleur. Impensable de lui céder sa place, de stopper la course de ce tourbillon d’émotions, il bouillonne en elle depuis si longtemps. « Parler me fait mal, là, quelques centimètres en dessous de la poitrine. » Mais si elle se tait, elle en est convaincue, son récit restera en elle jusqu’à son dernier souffle. Qui en voudrait ?
Anna fait danser son alliance entre ses doigts. Par habitude. La seule chose qui tourne encore rond dans ce mariage de bientôt trente ans. Ne pas penser à Edgard. Aux renoncements acceptables et à ses remarques assassines. De simples petites phrases, pointues comme un coin de table, lancées au vent et attrapées en plein vol et en pleine face par son épouse. Anna n’a jamais cherché à les esquiver. Contrairement à elle, Edgard est loquace. Trop parfois. Rester concentrée et ne plus jamais céder son tour. Pas maintenant. Pas envie d’être gentille. Penser à soi et déterrer les secrets les plus intimes, les plus ignobles, pour nettoyer ses plaies infectées. Alors, Anna s’immobilise un temps et tente de reprendre le contrôle de cette logorrhée, de se fondre dans ses souvenirs pour ne pas en perdre le fil.
– Voulez-vous un verre d’eau ?
La quinquagénaire décline l’offre d’un regard. Celui de l’homme est doux et bienveillant et d’un geste de la main, il l’invite à poursuivre son récit. Il semble touché et ému par ses premières confidences, heureux de l’avoir aidée à ôter ses couches de protection. Sentiment inconfortable d’être passée aux rayons X. Dépouillée des tréfonds de son être, Anna se sent nue.
Parler est un exercice périlleux, le vide n’est jamais loin. Durant son monologue, elle vacille parfois et place, d’instinct, ses mains sur son cœur. Elle le caresse machinalement et, avec lui, ses blessures. Patrice Denis l’écoute en silence, hoche la tête, prend quelques notes. Des mots et des mots encore. Ils s’animent en douceur et racontent une histoire. Bizarrement, Anna a l’impression de l’entendre pour la première fois. Celle d’Anna Delavigne, cinquante-quatre ans, épouse d’Edgard Breton, deux grands fils. Sage-femme quelques années avant d’assumer le rôle de mère au foyer. Grand-mère depuis peu d’une petite Manon et bénévole dans une bibliothèque pour enfants trois jours par semaine.
– Voilà, vous savez tout. Ou presque…
Un léger tremblement des mains et un profond soupir.
– Merci, Anna. Vous vous sentez comment ?
Les aiguilles murales ont fait une pause et semblent elles aussi suspendues à son récit. Elle ne sait quoi répondre, les mots lui manquent soudain. « Ils sont un bien précieux. Peut-être ai-je distribué les derniers qui vivotaient en moi. » Anesthésiée et vivante à la fois. Fière de lui avoir offert son récit. D’arriver à en découdre avec les souvenirs et mauvaises expériences lui collant aux semelles depuis des décennies. À force d’être pendus à ses basques, ils ont fini par faire corps avec elle.

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