Trop lourd pour moi – Daniel Charneux

Le début
Cette fois, je dirai tout. Enfin, presque. Tout dire serait impossible. Tout ce que j’ai vécu ? Pensé ? Senti ? Je veux dire que je ne cacherai rien de ce qui m’a conduit où je suis. J’ai tout mon temps.
Tout mon temps… À peine ai-je écrit ces mots qu’ils me dépassent. Le temps ne m’appartient pas. Pour être plus exact, je peux à présent consacrer tout le temps dont je dispose à dire la vérité que je retiens depuis toujours.

Revenu du Sinaï où il avait reçu de l’Éternel les Tables de la Loi, Moïse a trouvé les fils d’Israël adorant un veau d’or. Il me semble que, toute ma vie durant, j’ai vénéré une idole en toc. À présent que j’ai résolu de la briser, je ne sais quel nom lui donner. Peut-être dois-je d’abord la nommer pour la briser ensuite. Peut-être qu’il suffit de la nommer pour qu’elle se fissure et s’émiette.
Il faudra sans doute remonter jusqu’à l’enfance, quand je maraudais des bigarreaux dans les prairies. J’avais perdu un canif au bord du ruisseau. Le dimanche après la messe, je déchirais le papier des surprises à un franc. Les pièces de cuivre et de nickel tintaient dans les sébiles des offrandes. Des images en noir et blanc. Des instantanés sépia.
Dans le jardin, au bout de l’allée pavée de briques, sous un buis odorant, une statue érodée de la Vierge. Les rues du village se poudraient de poussière grise aux premiers soleils, se laquaient de boue sous la pluie. Je passais près du vieux puits, j’étais à la ferme de mes grands-parents. J’entrais dans la grange où s’entassaient les ballots de paille. Dans les étables, des seaux en fer blanc retentissaient du lait mousseux qui giclait du pis rose des jersiaises. Le fromage s’égouttait dans l’étamine accrochée à un clou.
Un jour, j’étais allé à un enterrement. Le pas des hommes sur le sol de terre battue. J’accompagnais mon père, je me sentais un homme. Je croyais que le mort avait été renversé par une voiture. Je croyais que l’on ne pouvait mourir que renversé par une voiture. J’ignorais que l’on mourait aussi de vieillesse, d’une trop longue vie. J’ignorais alors que la vie nous tue.

Les Yeux noirs, c’était une rengaine que l’on jouait dans les bals à l’accordéon, un traditionnel slave ou tzigane. Les couples tournaient dans une odeur de frites et de sueur. Les yeux noirs et brillants des filles. Même à l’époque, même au village, on parlait de femmes qui partaient. L’une avait quitté sa famille pour aller vivre avec un Italien. Une autre retrouvait le vétérinaire dans des abris pour bétail. Une autre avait voulu s’échapper, mais son mari l’avait récupérée, s’était montré avec elle le jour des élections. L’honneur était sauf. Des accidents, il y en avait dans chaque maison, peut-être.
Les filles de mon âge étaient peu nombreuses. Deux pupitres à l’école, tout au plus. Quand j’ai eu quatorze ans, toutes étaient prises par des garçons plus âgés. Je n’ai jamais très bien compris ce que les autres entendaient par flirter.

Mes parents m’avaient inscrit dans une école secondaire pour garçons. Mes parents, ou plutôt mon père, car ma mère n’avait pas voix au chapitre. J’avais la sensation presque physique de la pression morale qu’il exerçait sur elle. Ils avaient dû s’aimer, vivre ce que l’on appelle une histoire d’amour. Pourtant, aussi loin que je me souvienne, je ne me rappelle aucun geste tendre, aucun sourire complice. J’ai sans doute puisé dans le spectacle de ce couple ma réticence envers le mariage, en même temps que cette propension à me ranger toujours, instinctivement, du côté du plus faible.
D’autres fuyaient un mari mou, ma mère restait auprès de son époux tyrannique. Comme si le mariage était forcément un rapport de force. Comme si l’un des deux devait fatalement écraser l’autre, ou l’humilier.
Peu de filles au village. Aucune à l’école secondaire. Le sport consistait donc à les attendre à la sortie, à les accompagner un bout de chemin, à engager la conversation. Comment aurais-je pu m’adonner à cette chasse qui battait son plein au printemps, moi que rien au village n’y avait préparé, moi qui n’osais pas frapper à la porte d’une classe pour y demander la craie réclamée par un professeur ? Il me semble d’ailleurs que je ne cherchais pas à entrer en contact avec les filles, que cette vie, somme toute, de séminariste, convenait assez bien au garçon sage que j’étais, que mes parents avaient fait de moi.

Je devais avoir cinq ou six ans quand mon père s’était mis en tête d’élever des pigeons. Je revois le petit colombier, peint de couleurs vives, qui se dressait sur un poteau, à côté du cerisier. Quelques pigeons y nichaient, sans doute aussi un couple de tourterelles dont les roucoulements m’éveillaient dès l’aube.
Un jour, il avait fait appel à un voisin qui en avait tué trois devant moi en leur tordant le cou. Je me souviens de mes haut-le-cœur, des mots de consolation de ma mère. Je ne voulais pas avaler de cette viande. Pour la première fois de ma vie, je réalisais que se nourrir, c’est d’abord tuer. Mon père m’a forcé à manger. Je sens encore glisser dans mon œsophage la chair des oiseaux dont le vol bleuté m’enchantait.
J’avais un jour vu naître un veau, à la ferme de mes grands-parents. Un dimanche, ma mère, me voyant chipoter dans mon assiette, avait dit : « Mange, c’est tendre, c’est du rôti de veau ! » Il avait fallu que soit sacrifié l’un de ces êtres aux yeux si doux pour que passe sous ma fourchette puis dans mon corps l’un de ses muscles. Le veau, c’était le petit de la vache. On avait donc, pour me nourrir, privé une vache de son petit. Comment l’avait-on tué, celui-là ? On n’avait pas pu lui tordre le cou. J’imaginais des armes, des bourreaux. Comment ?
Si au moins on ne sacrifiait que de vieux animaux, des bêtes fatiguées de vivre… Mais mon père avait dit : « Tout homme qui offre un holocauste à l’Éternel devra donner, pour être agréé, une bête mâle sans défaut, un bœuf, un mouton ou un chevreau. » Quel rapport avec l’Éternel, songeais-je ? N’importe, pigeons ou bœufs, chevreaux ou veaux, plume ou crin, c’était toujours la même souffrance, et j’ai très vite souhaité être végétarien. Mais ce n’était pas à moi de décider. Je n’avais pas encore le pouvoir de vivre sans tuer.

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