Les poches cousues – Michel Claise et Alain-Charles Faidherbe

Le début
L’enfant, bien calé sur le siège en métal rouillé de la balançoire, s’était mis à enrouler les cordes en les tordant jusqu’au bout du possible pour ensuite, comme une toupie, s’abandonner à la rotation de cette folle spirale. Il ne se lassait pas de ce vertige qui lui donnait en une seconde une vision circulaire de tout son petit monde. Après une dizaine de tours enivrants, il sauta de la nacelle et, titubant un peu, plongea dans l’herbe haute et grasse comme dans la fraîcheur d’un océan bienveillant. Le jardin bordant l’immeuble en briques rouges de trois étages où habitait sa famille était entouré de hautes clôtures, marquant ainsi la différence entre les habitations des nantis du régime et celles des moins bien lotis, qui n’ont pas montré suffisamment de soumission à la doctrine du Parti par manque d’assiduité aux réunions vespérales ou par désintérêt de la chose politique. La règle était pourtant simple : pour réussir dans la société communiste, il fallait plaire à ceux qui avaient réussi. Mikhaïl avait six ans et c’était un enfant heureux à qui rien ne manquait, porté par l’amour des siens et profitant pleinement, sans le savoir encore, des largesses matérielles consenties par les autorités politiques, car ses parents étaient des gens importants. Après de brillantes études d’ingénieur civil, son père, Youri Mikhaïlovitch, s’était vu confier la gestion de bâtiments stratégiques de l’Armée. Sa mère, Elena, était économiste et travaillait dans un ministère à l’élaboration de budgets. Des intelligences à ce point brillantes que leur simple conformisme avait suffi à les propulser dans la sphère restreinte des apparatchiks.
Mikhaïl, couché sur le dos, regardait le bleu du ciel sans nuage, ravi de profiter de ce premier jour de vacances. L’école avait fermé ses portes tôt dans la journée, et il portait encore la chemise à carreaux imposée aux élèves. Dans les classes, il n’y avait pas de différence entre les enfants, quel que soit le statut des parents. Une des multiples manières de maintenir le leurre de l’égalité dans la société communiste. Mais en hiver, quand la température dégringolait au-dessous de zéro degré, les disparités apparaissaient. Il y avait les gosses chaudement habillés, bien nourris, et les autres. Un jour, un camarade, assis à côté de Mikhaïl, lui avait dit :
– Toi, tu es riche.
Surpris, Mikhaïl lui avait demandé ce que c’était que d’être riche, et son voisin lui avait répondu :
– C’est manger de la viande une fois par semaine.
Mikhaïl, lui, en mangeait presque tous les jours.
Le matin, son père l’avait conduit en voiture à l’école. La voiture : encore un luxe qui n’était pas accessible à tous. Une Moskvitch beige d’un certain âge, mais qui roulait encore sans trop de pannes. Ravi, il lui avait annoncé que dans deux jours, ils partiraient en vacances dans leur datcha au bord du lac, comme tous les ans, et qu’ils en profiteraient pour embrasser les grands-parents qui vivaient dans un petit village de montagne, l’étape obligée pour remplir le coffre de saucissons, jambons et autres victuailles fabriquées par les paysans et vendues par eux directement sans passer par les magasins d’État. « Incroyable, lui avait un jour déclaré son père en bourrant le véhicule, tout ce qui est interdit est meilleur. » Il lui avait dit aussi que, dès leur retour, il lui achèterait l’uniforme des Jeunesses communistes, car le temps était venu de l’inscrire chez les Pionniers. Il s’était laissé aller à lui raconter quelques souvenirs de camps dont il lui avait déjà montré des photos, les marches dans une nature magnifique, la découverte de l’alpinisme sur les parois glissantes et dangereuses des Balkans, l’initiation au tir au fusil et les soirées autour de grands feux, à chanter et danser jusqu’à l’épuisement. Malgré son jeune âge, l’enfant avait compris que, plus que de simples épreuves sportives et ludiques, l’attendaient un apprentissage de l’existence aussi dur que joyeux et une nouvelle étape dans sa vie. Ce jour-là, l’au-revoir à l’école s’était terminé dans la cour de récréation, toutes classes mélangées, par une vibrante Internationale. Dans le bus qui l’avait ramené à la maison, Mikhaïl n’avait cessé de penser aux souvenirs confiés par son père. Dans son esprit, des prouesses se mêlaient à une juvénile impatience.
Toujours dans la fraîcheur de l’herbe, il revoyait les photos sorties de l’album de la jeunesse de son père, dans cet uniforme qu’il porterait bientôt, mélangées à des scènes de films de guerre, dont les héros, en uniforme eux aussi, accomplissaient des exploits incroyables comme si c’était leur quotidien. Il voulait déjà être demain.
– Mikhaïl, Mikhaïl…
La voix paternelle le tira de sa torpeur.
– Je vais chercher Adam à son travail au Palais de Justice. Tu m’accompagnes ?
Adam Blynd était leur voisin de palier. Un homme affable d’une bonne cinquantaine d’années, qui avait toujours un mot gentil pour les personnes qu’il croisait dans les communs de l’immeuble. Il avait perdu sa femme quelques années auparavant, Mikhaïl n’était pas encore né, et depuis, il vivait seul. Très régulièrement, Youri l’invitait à partager le repas familial, que ce soit jour de fête ou non. Adam raffolait des traditionnels choux farcis et des saucisses copieusement arrosées de sauce au poivron préparées par Elena, et il vidait consciencieusement les bouteilles de vin rouge qu’il apportait, sans oublier une ou deux flasques d’alcool de prune ou de vodka. Heureusement que quelques mètres seulement séparaient les appartements, sans avoir à emprunter l’escalier. Mikhaïl adorait Adam qu’il considérait un peu comme un grand-père. Adam, lui, n’avait pas eu d’enfant, et toute son affection s’était portée sur Mikhaïl, qu’il appelait « fils ». Il lui rapportait souvent des friandises ou les magazines pour enfants édités dans les pays capitalistes qu’il s’était procurés au marché noir. Comme il parlait plusieurs langues, il faisait la traduction pour le gamin, fasciné par cet univers inconnu. Souvent il disait : « Apprends des langues, le plus possible. C’est la clé qui ouvre les portes de toutes les prisons. » Adam avait un drôle de métier. Quand ils s’étaient enivrés après un repas arrosé, Youri l’appelait affectueusement « Votre Honneur », ce qui faisait rire l’invité aux larmes. Adam était juge. Un des magistrats de la ville. Mikhaïl ne se rendait pas très bien compte à quoi cela pouvait servir, un juge.
– Je t’emmène au Palais de Justice. Adam a presque fini son audience. Nous irons le chercher dans la salle où il siège.
Que de mots mystérieux ! Docile et curieux, l’enfant grimpa à bord de la Moskvitch. La voiture quitta rapidement leur petite banlieue pour s’engager sur les grandes voies de la ville. Il y avait peu de circulation et il ne fallut pas quinze minutes à son père pour se garer devant un bâtiment imposant, orné de statues guerrières impressionnantes. Mikhaïl l’avait déjà vu de loin et pensait que c’était une demeure du Président de la République.
– Viens, mon fils, que je te fasse découvrir le Temple de la Justice.

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