Rosalinde Miller – Stanislas Cotton

Le début
Melville Tournepierre pédale avec vigueur. Tenir le rythme. Respirer. La côte raidie intime de se mettre en danseuse. Point de chaussons et point de tutu pour celle-ci, cette danseuse n’est autre que la posture bien connue du cycliste adepte des ascensions. Quoiqu’un Melville en tutu pourrait être assez drôle, sourit notre facteur, c’est certain. Et pourquoi pas après tout, quelle image poétique. Comme il serait divertissant de l’admirer vêtu d’un pourpoint agrémenté de dentelles et d’une jupette de tulle, poussant avec force sur les pédales, lorsqu’il s’attaque aux pentes du col. Et une, et deux, hop. On en voit bien qui font du vélo en costume tyrolien, en pagne égyptien… Qui pédalent déguisés en Mickey ou avec le costume de Zorro. Celui-là qui passe, avec ce justaucorps arc-en-ciel – un champion du monde – ne lui manque que la jupette. Pourquoi pas une mutation de petits rats de l’Opéra en étoiles du deux-roues ? Compagnie bigarrée, portant jupette, parcourant le pays l’été, coureurs de Tour qui taillent frénétiquement la route dans des maillots chamarrés tout à leur marotte tricoteuse de kilomètres. Probabilité d’assister un jour à ce réjouissant spectacle pratiquement aussi nulle que de voir interpréter les Variations Goldberg au cornet à pistons, soupire Melville Tournepierre. Un fantôme de passage rit dans son oreille.
Ce matin d’été, dépensier de la fraîcheur que l’aube lui a glissée dans les poches, offre maintenant l’éclat d’un soleil généreux. Des gouttes de sueur perlent sur le front du cycliste et tombent, régulières, sur la route, traçant la piste, aussitôt évaporée, d’un Poucet improbable. Col de la Flèche, altitude 421 mètres, indique le panneau planté dans le virage, Melville retombe soulagé sur la selle de la bicyclette et se laisse glisser sur le faux-plat. Le rythme. C’est le rythme, l’important. Sans lui, le grimpeur est impotent.
Sur le plateau, il y a la ferme Barchon, plus loin la petite maison de Casimir, le cantonnier, à côté de la villa fastueuse des Bougre, puis celle des Bigre, et enfin, tout au bout… Une vague rougeur passe sur le visage de Melville. Pas si vague, elle s’installe. Facteur au cœur battant chamade, caresse des yeux les alentours.
C’est ici que la Flèche prend sa source, d’où le nom du col. Le fleuve n’est encore qu’un gros ruisseau durant la traversée de la ville, dans la vallée – l’hiver, l’avalée des hautes eaux, quand la pluie, n’est-ce pas – mais il prend du galon sur les territoires voisins. Il s’élargit, charpente sa carrure, protéines d’affluents à l’appui, et coule, s’écoule, paresseux – oh ! le flemmard – vers la mer, et s’y perd. Il est délicieux de s’y baigner. Qui aime la baille s’y met à l’eau. Un : patauge. Deux : s’avance. Trois : s’allonge sur le flot languide et navigue, navire brassant. L’été, toutes les jeunesses de la région s’y retrouvent durant le jour et parfois même le soir venu, et l’on dit – en fait, Melville n’en sait rien, une rumeur court, endormie durant l’hiver, elle resurgit aux beaux jours, murmurant aux oreilles qui veulent l’entendre – que des faunes s’y baignent, et bien des pères et des mères interdisent à leur fille d’approcher des rives du fleuve la nuit venue de peur qu’elles s’attirent le débauchage d’un pied fourchu.

Ils sont cinq à se partager la distribution du courrier sur le territoire de la commune. Quintette d’Hermès pour cinq tournées qui quadrillent la petite ville, et dont ils ont la responsabilité alternativement. L’été, Melville se débrouille pour obtenir celle qui conduit au plateau, sa passion pour le cyclisme le tiraille, ce col de la Flèche, c’est son Ventoux, son Galibier, oui, son Alpe d’Huez – et que je te boude la voiture des postes mise à disposition. Il met un point d’honneur à attaquer chaque jour les pentes du col – modeste, c’est certain – le guidon de sa bicyclette entre les mains.
Melville range son vélo contre le tronc du vieux chêne. L’arbre séculaire se penche sur la source. Le facteur trempe le bout des doigts dans l’eau fraîche, regarde les ronds s’élargir et mourir sur les bords, puis plonge la main dans le liquide, s’asperge le visage et boit. Le coup de pédale en plein soleil assèche la gorge.
Au travers du feuillage, le soleil jette des pépites étincelantes qui ruissellent entre ses doigts. Le souffle qui joue avec les feuilles compose ce ballet hypnotique. Le chêne passe la lumière au crible et compose un kaléidoscope d’ombre et de paillettes d’or. Un sourire se pose sur les lèvres de Melville Tournepierre. Le scintillement le fascine et l’engourdit.

Au loin d’abord, puis de plus en plus proche, s’élève une musique envoûtante. Premier chant : un chœur de femmes aux voix très douces, puis des hommes aux inflexions plus graves les accompagnent. Des jeunes gens, garçons et filles, apparaissent, courant sur les berges du fleuve. Leurs rires se mêlent à la musique et aux chants. Ils plongent, nagent, regagnent la rive, replongent. Certains ont l’élégance de la truite, certaines sont nées sirènes, d’autres ont l’air de crapauds maladroits. De jeunes hommes allument des feux et posent des broches sur leurs reposoirs, des jeunes filles portent des cruches remplies de vin, des corbeilles de fruits, d’autres déploient sur le sol une longue nappe d’une blancheur immaculée qu’un feston d’or passemente. La musique va crescendo, enrichie de tambours qui se joignent à l’orchestre et leurs battements vibrent sur la rive. Les rires et les cris bourdonnent dans l’air chaud. Les viandes grésillent sur les broches. Le vin coule à flots dans les coupes. La fête battra bientôt son plein, et Bacchus va paraître.

Le grondement inattendu d’un moteur et deux coups de klaxon cinglants arrachent le facteur à sa rêverie. Le boulanger déboule au volant de sa camionnette, estampillée Boulangerie Conte, qui file sur le ruban d’asphalte et le salue au passage. Melville déteste Georges Conte, mauvaise pâte, peu amène et grande gueule. Le boulanger sait tout mieux que tout le monde. Le boulanger prédit le temps qu’il fera, connaît la date d’ouverture des vendanges avant que le vigneron y pense et informe, bien sûr, tout un chacun du vainqueur des élections bien avant que l’électeur ait accompli son office. Le boulanger est au parfum des petites histoires des uns et des autres, et ça pue parfois bien fort. Le boulanger fiche la trouille à pas mal de monde avec ses idées bien brunes, bottées, casquées, au garde-à-vous.
Melville marmonne entre ses dents sans lui jeter un regard : crève, connard. Ce que beaucoup pensent tout bas en lui achetant son pain. Le connard en question pétrit le meilleur pain de la région, il le sait et lit parfaitement clair dans le regard de ses clients qui, si n’était son pain, lui botteraient – contusion minimale – volontiers les fesses.
Melville vérifie la fermeture de la sacoche qui renferme le rare courrier à distribuer. Il s’empare du guidon de sa bicyclette, l’enfourche en sifflant les premières notes d’un standard I fall in love too easily, et d’un grand coup de pédale, s’élance vers la ferme Barchon.

Une réflexion sur « Rosalinde Miller – Stanislas Cotton »

  1. Ping : Quelques dates en mai et juin… | Éditions Luce Wilquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *