Le début
«J’ai oublié le wasabi.» C’est ça que je leur ai dit : «J’ai oublié le wasabi, je cours chez le Japonais du coin de la rue et je reviens.» Ma mère a froncé les sourcils, «Tu es d’une distraction, Élisabeth, franchement.» «Je sais, je ne serai jamais bonne à marier, M’man. Bon, si vous mourez de faim, vous n’avez qu’à ouvrir le frigo, les zakouskis vous attendent sur la deuxième planche, pour les curieux, le gâteau est dans le bac à légumes.» Jean-Paul a souri. Et j’ai tourné les talons.
Évidemment que je l’avais acheté, le wasabi. Je pouvais vraiment leur faire gober n’importe quoi. Le wasabi, c’est ce qui me réveillait mieux que le café le matin et me tirait de l’abrutissement le soir. Seulement, ce jour-là, alors que depuis un mois je m’étais préparée à l’idée de cette soirée, « Ça peut être agréable, une famille », à l’image de ma mère déballant son cadeau d’anniversaire, à ses remarques cinglantes « Encore un livre, c’est original », au regard adipeux de Victor, le beau-père, toujours prêt à promener ses mains sur ma nuque et mes épaules « Détends-toi, Élisabeth, tu es si tendue », au sourire triomphant de ma sœur « Je ne me suis jamais sentie mieux qu’enceinte » et à la mine fatiguée de Jean-Paul, le beau-frère, quand je les ai vus arriver sur le palier, s’embrasser, se réjouir de cette soirée, parler de leurs vacances, du bébé, j’ai su tout à coup qu’il me faudrait prendre l’air, sortir quelques minutes, sous n’importe quel prétexte. Et le wasabi est le premier que j’ai trouvé.
J’ai descendu les quatre volées d’escalier et je suis arrivée dehors. Il faisait doux pour la saison. Tant mieux, je n’avais pas pris de cardigan. Je me suis arrêtée sur le seuil et j’ai allumé une cigarette. J’ai regardé les gens qui passaient sur le trottoir d’en face, pressés, pas pressés. Quand j’avais appelé ma mère pour lui annoncer que je cuisinerais japonais, elle avait marqué un silence puis elle avait dit «Quelle idée». «C’est bon pour la santé, M’man.» «Tu n’oublieras pas d’acheter du choujiu pour Victor » «Le choujiu, c’est chinois, M’man, chinois, pas japonais.» «Tu te débrouilleras pour trouver un truc alcoolisé de là-bas, Élisabeth. Et puis appelle ta sœur, vois si elle peut manger ce genre de chose, dans son état, ça serait le bouquet qu’elle attrape un virus oriental.» Alors, en plus des sashimis, j’avais préparé des sushis au concombre. En face, le magasin de journaux venait de fermer. Je me suis assise sur le seuil et j’ai entamé la deuxième cigarette. On ne voyait plus que des ombres, dans le soir couchant. C’est alors que je l’ai aperçue. Une forme agenouillée entre deux voitures qui appelait «Lily, Lily.» Une voix d’homme. Jeune. J’ai traversé et j’ai dit une phrase consternante de banalité: «Vous avez perdu quelque chose ?» La forme n’a pas eu l’air rebutée par mon manque d’imagination. «Un chat, mon chat, le chat de ma sœur. Elle est partie pour quinze jours en Asie. Et ce soir, en ouvrant la porte, le chat a filé dans l’escalier.
– Il est comment ?
– Minuscule et tout noir.»
Je me suis agenouillée à côté de l’homme au chat et j’ai vu une petite chose qui tremblait comme une feuille.
«Il est là, j’ai dit, près du pot d’échappement.
– Je sais, mais à chaque fois que je m’en approche, il fiche le camp sous la voiture suivante, et ainsi de suite. Ma sœur va me tuer.
– Vous avez essayé avec du whiskas ?
– Il ne mange que des croquettes. Mais ça ne marche pas.
– Du poisson cru. Ce qu’il faut c’est du poisson cru, je vous en ramène, de toute façon j’étais censée acheter du wasabi. Je cours chez le Japonais du coin de la rue et je reviens.»
C’était la deuxième fois que je prononçais cette phrase à une demi-heure d’intervalle. J’ai volé jusqu’au restaurant. J’ai demandé leur meilleur thon rouge, je n’avais plus assez pour du wasabi. Comme c’était parti, je n’étais pas près d’en rapporter. Quand j’ai expliqué que c’était pour un chat, le chef a ri et j’ai pensé au jour où papa m’avait offert Plume, endormie dans la poche de sa veste. Je n’avais pas voulu aller à l’école de peur que Plume, toute seule, séparée de moi et des siens, meure de chagrin. Il avait ri, il avait dit «Tu sais Lili, ce n’est qu’un chat, les chats s’habituent à tout». Et je suis sortie du restaurant, mon filet de thon rouge sous le bras. Mon portable a sonné. Vous avez un nouveau message. Ma sœur. «Qu’est-ce que tu fous, Élisabeth?» J’ai répondu «Je cherche du wasabi». Et je suis revenue auprès de l’homme au chat.
Benny, Samy, Lulu et autres nouvelles – Geneviève Damas
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