La solitude du papillon – Laurence Bertels

Le début
Une lettre de Catherine. Isabelle s’interroge. Elle a failli la jeter en même temps que les dépliants publicitaires. Elle ne reçoit presque plus jamais de courrier, de vraies lettres. Un pincement au cœur. Elle se croyait guérie, et pourtant ses mains tremblent légèrement. Que lui veut-elle ? Elle se retient de ne pas l’ouvrir sur le trottoir, là dehors, devant d’hypothétiques passants. Elle pousse la grille de sa maison, en gravit le sentier en calmant sa respiration et cherche à retrouver sa fragile sérénité.
Elle attendra d’être assise à la table de la cuisine pour lire. Elle se prépare un thé, se persuade qu’elle a le temps, qu’il n’y a pas d’urgence, que tout est joué, de toute façon. Cinq ans qu’elle n’a plus vu son amie. Que veut-elle lui dire ? Isabelle ouvre l’enveloppe à l’aide de son coupe-papier en ébène, un souvenir de son père qu’elle ne sort que pour les grandes occasions. La missive est brève. C’est important.

D’un geste las, Isabelle relève sa mèche, allume sa lampe de lecture et sa première cigarette. Elle s’installe dans ce petit crapaud qu’elle aime tant, enlève ses chaussures et enfonce ses pieds dans la moquette. Emma repose sur ses genoux. Elle va la revoir pour la quatrième fois et sait déjà à quel point elle l’aimera.
C’est devenu un rituel, un rendez-vous auquel elle ne peut ni ne veut se soustraire, tous les dix ans, elle relit Madame Bovary. Chaque fois, elle y découvre une autre histoire et ne cesse de s’en étonner. Jamais, sans doute, ce livre ne la décevra. Jauni, vieilli, écorné, il garde malgré sa piètre allure une place de choix dans sa bibliothèque, près d’Irène Némirovsky et d’autres livres classés, mais aussi empilés, oubliés, prêts à choir. Des livres qui la rassurent et l’encombrent. Pourquoi les conserver alors qu’elle sait ne pas avoir le temps d’y retourner ? Sauf pour Emma, bien entendu. Elle garde en mémoire sa première lecture, obligatoire, lorsqu’elle fréquentait le lycée. Elle n’en avait rien retenu, mais s’était, un peu malgré elle, attachée à cette femme qu’elle avait d’abord jugée capricieuse. Elle avait réalisé ensuite qu’une grande inconstance se cachait derrière sa superficialité, mais, à cette époque, Isabelle avait quinze ans, les histoires d’adultère ne la passionnaient guère.
Peu après son mariage, elle s’en souvient, elle avait entendu parler, au cours d’un dîner mondain, du roman de Flaubert comme «  du chef-d’œuvre de la littérature  ». Son vieux professeur de français avait tenu le même discours, mais son avis avait alors moins de poids. Fervente lectrice, elle se devait donc de replonger dans le récit, et ce fut une révélation. La fragilité était devenue détresse. Emma Bovary lui était apparue non plus comme une éternelle insatisfaite, mais comme une victime de son époque, de sa condition, de son ennui. Certes, la vie d’Isabelle ne ressemble en rien à celle de cette épouse désœuvrée, mais il y a chez Flaubert une perception des tourments féminins qui la fascine toujours davantage. Toutes les femmes devraient lire Emma Bovary, même Clara, pense-t-elle. Sa fille est entrée de plain-pied dans l’adolescence maintenant.
Elle ouvre le roman avec lenteur pour mieux savourer un moment attendu depuis longtemps. Elle se laisse agréablement surprendre par le calme apparent. Elle se demande alors ce qui occupe Clara en ce moment et si tout va bien pour elle puis, comme toujours, se laisse emporter par la lecture. Elle partage la morosité de la jeune provinciale, prend Charles Bovary en pitié, apprécie la manière dont Flaubert dépeint la médiocrité de la bourgeoisie, partage l’intimité des premières conversations entre Emma et Léon, et referme son roman à contrecœur quand l’horloge franchit le seuil des deux heures. Elle regrette, comme chaque fois, que le brave clerc de notaire tarde à se déclarer, mais il est temps d’aller dormir. Le manque de sommeil ne lui a jamais réussi.

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