Ça ressemble à de l’amour – Line Alexandre

Le début
Le pick-up stoppa devant Calixte qui attendait sur le trottoir.
– Dépêche-toi ! hurla le patron.
Il était 6h28, et c’était lui le patron qui avait huit minutes de retard. Il arborait une main bandée.
– Me suis brûlé la main avec ce foutu café !
Le patron avait toujours une bonne raison d’être en retard et une meilleure encore de dévider sa mauvaise humeur sur le monde entier et sur Calixte en particulier.
– Vous les Noirs, vous n’avez aucune notion du temps !
Calixte grimpa sur le siège, et le patron démarra avant même qu’il ait refermé la portière. Calixte repoussa un sac à outils pour se donner la place d’étendre ses longues jambes. Il en retira une cisaille encombrante qu’il posa sur ses genoux. Il confia au patron sa découverte du matin :
– Vous savez, patron, que le point cardinal le plus redoutable n’est pas le Nord mais l’Est ?
Le pick-up roulait ferme vers le Grand Pont et ses embouteillages. Le patron grommela.
– Ah ! Je savais pas que ce foutu pont était à l’Est.
Calixte ne vit pas le rapport.
– Et cesse de m’appeler patron, dit le patron. Patron de quoi ? De toi, de moi et de cette vieille poubelle ?
Et il donna une claque au volant.
Mais Calixte savait que le patron aimait qu’on l’appelle patron.

À quelques kilomètres de là, Juan traversait les beaux quartiers. Il roulait au travers des rues bordées de faux manoirs où il allait parfois travailler, des chantiers qui devaient être propres et silencieux avec de mauvais payeurs exigeants qui lui rabotaient ses marges. Et il savait que l’attendait le goulot du Grand Pont avec le Grand Embouteillage. Une ou deux minutes faisaient parfois la différence. Une ou deux minutes de retard, et c’était l’horreur, il en prenait pour une demi-heure dans les files et les klaxons rageurs. Sans compter les hoquets désespérés d’Alicia sur le siège arrière. Aujourd’hui, la petite avait hurlé comme jamais ou comme toujours, en fait. Elle s’était arc-boutée à l’entrée de la voiture comme si on voulait l’enfourner en enfer. Il avait dû décrocher ses petits doigts un à un et la jeter sur le siège arrière puis se battre avec elle pour l’attacher à son siège.
La femme de Juan restait tous les matins sur le pas de la porte avec le bébé dans les bras qui hurlait lui aussi, bien entendu. Elle regardait partir sa fille aînée avec des signes d’adieu déchirants. Juan lui enjoignait, par pitié, de ne pas sortir, ne fût-ce que pour les voisins, mais elle gémissait : comment pouvait-il songer à lui faire abandonner son enfant désespérée sans l’accompagner jusqu’à la dernière seconde ?
– Le point cardinal le plus redoutable n’est pas le Nord mais l’Est, répéta Calixte tout bas.
Il avait lu cette mise en garde dans un vieux guide de jardinage trouvé à la bibliothèque. Un guide jaune et vert, joyeux comme une publicité pour le bonheur, avec une dame blonde et souriante sur la couverture. Elle portait un chapeau de paille mexicain et, les manches retroussées, tenait à la main quelques plantes qu’elle allait repiquer de ses mains blanches aux ongles vernis. Un peu plus loin, un mari à la chemise blanche bien repassée rêvassait les bras croisés sur un râteau neuf retourné. Ça c’était une belle vie de jardinier sans patron.
Quand il avait lu cette mise en garde, Calixte n’avait pas songé à la meilleure exposition pour les plantes, cela lui était apparu comme une révélation, un avertissement du ciel, qui venait en réponse à son rêve. Car un rêve l’avait prévenu : quelque part existait une Bourse d’échanges où on pouvait, si on le voulait, troquer sa vie contre une autre. Calixte n’était pas mécontent de sa vie, mais il fallait voir ce qu’on avait à lui proposer. Alors il s’était mis à chercher.
Chaque week-end, depuis le rêve, il parcourait la ville en métro. Il descendait à chaque station, systématiquement, il faisait une ligne par semaine, quadrillait les quartiers avec rigueur et méthode, aidé par le Guide des chemins de fer et divers RER et métros, son autre livre de chevet. Le week-end prochain, il irait vers l’Est, il tenterait sa chance de ce côté-là. Il ne savait pas ce qu’était sa chance, ni ce qu’il cherchait au juste, mais les signes s’accumulaient.
– On arrive ! proféra le patron comme une malédiction.
Le goulot du Grand Pont s’annonçait.

Juan accéléra quand il eut le feu vert en mire. Surtout ne pas le rater ! La petite maintenant hoquetait sagement son désespoir en se chantonnant une berceuse de maman. La femme de Juan bordait les enfants à n’en plus finir le soir, remontait l’escalier deux fois, trois fois, aussi souvent que les gosses la rappelaient. Pour le bébé, Juan pouvait comprendre, mais Alicia, du haut de ses cinq ans, pouvait faire un effort, laisser un peu de place. Juan passait ses soirées à attendre que sa femme vienne le rejoindre au lit. Il finissait par s’endormir avant qu’elle n’arrive, aussi désespéré et coléreux qu’Alicia dans sa chambre. Il glissait dans le sommeil en entendant la voix de la petite qui réclamait encore et encore maman. Elle n’était jamais satisfaite, jamais apaisée. Chaque matin, bien sûr, elle était épuisée, n’ayant pas eu son comptant de sommeil. Et la scène recommençait. Elle ne voulait pas se lever, son père l’arrachait au lit, elle appelait sa mère et crachait des « Je te déteste » qu’il feignait de ne plus entendre. Ça ne finirait donc jamais !
Ce feu, il n’était pas question qu’il le rate ! Juan décida que la couleur du feu, vert, orange ou rouge n’avait aucune importance. Il accéléra.

2 réflexions sur « Ça ressemble à de l’amour – Line Alexandre »

  1. Ping : Rencontrer nos auteurs en octobre-novembre | Éditions Luce Wilquin

  2. Ping : Line Alexandre à Liège et Geneviève Damas au Marathon des Mots | Éditions Luce Wilquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *