Dévoration – André Sempoux

Le début
Quand j’arrivais ici pour ma semaine rituelle, le roux fané de la bruyère éclaboussait les pentes violettes jusqu’aux prairies du bord de mer.
Deux mois plus tôt, avec plus de lumière et moins de nuances dans les couleurs, rien ne me paraît vraiment différent. Je revois les vignettes des leçons de choses qui, en me montrant le monde identique la nuit et le jour au fil des saisons, apaisaient mes inquiétudes d’enfant. Je vérifiais les moindres détails. Le pâtre était allé dormir, son travail fini, mais chaque arbre restait à sa place. On patinait sur la rivière où, dans l’autre image, le troupeau s’abreuvait ; le village et son clocher tressaient sur l’horizon le même griffonnage rassurant.
À deux pas d’ici, pourtant, mon père est mort ou va mourir. J’ai reçu le télégramme lundi, à l’heure où je devais te rejoindre pour l’inventaire. Je suis parti sans laisser de message : trois lignes ne lèvent pas un interdit de vingt ans. Six cents kilomètres de nuit sans lune et sans étoiles. Quelques arrêts dans la campagne, qui sentait bon. Aucune pensée de lui, ni de ce qui m’attendait.
Quand les phares ont sorti du néant la flèche portbail, j’ai bifurqué. Je n’avais jamais vu les patelins de la côte, ils n’étaient pour moi que des noms. À chaque fin d’été, Ingrid m’attendait à Valognes dans la Citroën noire. Cette fois, notre auto blanche a glissé, presque d’elle-même, le long d’une rue assoupie. Une femme nettoyait la terrasse d’un hôtel déjà éclairé. J’ai demandé une chambre, pour trois jours.

Voilà que je te parle d’êtres et de lieux dont tu ne connais rien et que je jette mon secret sur le papier sans demander ton pardon pour mes mensonges. Pire, peut-être, je vais revenir sur des moments de nous qui ont eu deux visages. Car le secret a entraîné le secret, comme toujours.
Il est huit heures, ce jeudi. Dans la chambre que j’ai remise en ordre et où je ne laisserai entrer personne, j’ai commencé de recopier le cahier rempli depuis deux jours d’annotations pour toi. Enfant, déjà, je m’appliquais à éviter toute solution de continuité dans l’arrondi de mes lettres. Il me semble tout à coup que le mal est venu de cette méticulosité et de ce qui m’y a conduit : le tu n’as pas à comprendre qu’une force obscure faisait peser sur moi. Mais il est trop tard pour creuser. Une centaine de pages de ma petite écriture difficile : il me faudra six ou huit heures si je surveille le style et referme bien les o et les e. La justification d’une vie ne peut être torchonnée… Je n’aurai pas fini avant la fermeture de la poste. Je vais donc m’orga­niser ainsi. Je déjeunerai à douze heures trente avec les pensionnaires. J’irai ensuite m’aérer un peu et, en passant, je déposerai le premier paquet de feuilles bleues. Je ferai estimer en même temps l’affranchissement de l’autre. De cette manière, je pourrai continuer calmement mon travail. J’ai une belle journée devant moi. La chambre est gaie ; de ma fenêtre on ne voit pas la mer, mais on sent sa présence.

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