Nos mémoires apprivoisées – Valérie Cohen

Le début

Et la gagnante est…
Le présentateur fait durer le suspense. Debout sur l’estrade, Audrey attend. Pâle, les cheveux relevés. La jeune femme se dit que la vie ressemble à une ligne en pointillé. Une traversée du désert ponctuée d’oasis. Elle a soif.
Les murmures s’estompent. Le public soudain se tait, impatient d’entendre le verdict.
La soirée a démarré sur les chapeaux de roue. Reportages, témoignages, volées de question. Quelques bribes de vies narrées. Des spectateurs attentifs et des femmes sans fard qui attendent de savoir qui sera l’élue. Une seule sera reçue avec mention.
Sur le podium, elles ne sont plus que dix. Jocelyne, Alexandra, Mylène, Chantal et Marie-Charlotte se sentent déjà éliminées. Elles font bonne figure, sourient faiblement au public qui les encourage. Les salves d’applaudissements chaleureux n’y changent rien. D’instinct, elles savent. Recalées, pas à la hauteur. Elles n’ont pas su répondre aux attentes du jury. Non que leur chair soit moins ferme que celle des autres ou leurs mensurations moins parfaites, l’enjeu est autre, loin de leur tour de taille ou de leurs dents correctement alignées.
Elles avaient tenté de faire preuve d’imagination. En vain. Encéphalogramme plat. Difficile d’imaginer un mari, un chien et des géraniums au balcon quand le quotidien est déjà si compliqué. Ambassadrices de la frange de la société, ces candidates doivent symboliser des dimanches ensoleillés, des couleurs pastel, la force de vouloir changer le cours de leur histoire. La volonté. L’envie ne suffit pas.
Huit ans déjà que cette compétition existe. Le maître de cérémonie rappelle son objectif : mettre à la une, le temps d’un soir, la précarité. La misère. Le mot est prononcé, rattrapé au vol par le public, de nombreux anonymes qui opinent de la tête en attendant le verdict du jury. L’élection de la Miss SDF belge, c’est aussi un peu cela. Rappeler aux mortels que la faim, le froid et la solitude rôdent dans l’attente d’une proie potentielle. Peu de candidats, beaucoup d’élus.
Les minutes s’écoulent. Dociles, elles patientent. Des finalistes sans âge, ni nom. Juste des femmes sans futur, avec un passé qui parfois a déraillé. Juste un numéro qui orne fièrement leur poitrine. Juste l’envie commune de le gagner, ce satané concours. De s’en sortir par la grande porte. De s’en sortir tout court. Devant l’hôtel où se déroule l’événement, quelques dizaines de personnes transformées pour l’occasion en hommes-sandwichs défilent. Honte à Télé 12, peut-on lire. Chantal, Audrey et les autres n’en ont que faire. Le débat est autre : où dormiront-elles ce soir ? Et demain ?
Le présentateur les rassure. Toutes seront prises en charge par des associations. Échanges de regards soulagés. Les mains se frôlent, s’attrapent, se lâchent encore.
Quelques confettis destinés à auréoler la gagnante tombent avant l’heure. De la neige colorée qui tapisse l’estrade. Une neige chaude et douce qui ne donne pas d’enge­lure aux doigts. Les paumes deviennent moites. Les rêves se défont, aussi vite qu’ils ont osé s’édifier.
« Et la gagnante, la nouvelle Miss SDF est…, quelques secondes encore avant de le savoir. J’invite monsieur Christian Leroy, président de Télé 12, à me rejoindre pour embrasser l’heureuse élue. »
La numéro 6 et la numéro 10 reculent d’un pas, vaincues quelques secondes avant le prononcé du verdict. La numéro 3 se dandine gauchement en se mordant les lèvres. Des regards se croisent encore. L’important n’est pas toujours de participer.
« La Miss SDF 2001 est… Audrey Piaget ! »
Quand son nom est prononcé, la jeune femme sent ses joues s’empourprer. Elle hésite sur l’attitude à adopter. Sourire, sautiller, pleurer ? Pousser un grand « Yes », cri guerrier à la mode ? Elle lève la main, salue sobrement le jury et le public de la tête. Un salut à la Lady Di. Digne. Un salut à son image. Christian Leroy lui enfile l’écharpe jaune, la congratule, lui prend le bras et se tourne vers les photographes en souriant. Cette année encore, l’élection a remporté un vif succès. Il est soulagé. Audrey aussi. Elle a soudain moins soif et sourit aux objectifs. La ligne en pointillé va peut-être, ce soir, se transformer en un trait gras et épais. Le public se lève pour l’applaudir. Elle embrasse ses collègues d’infortune et remet en place sa couronne vacillante. Accepte une coupe de champagne et y trempe les lèvres. Les confettis tombent en une pluie fine et dense. Un joli crachin coloré qui la fait sourire. « Merci, mon Dieu », ne peut-elle s’empêcher de penser.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *