Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes – Françoise Lalande

Le début

Parfois, pour comprendre ce que nous vivons, il nous est recommandé de lire la Bible avec attention, surtout les passages les plus choquants, celui du déluge, par exemple, dans lequel Dieu, s’apercevant qu’il a raté sa création, décide de tout effacer et de repartir à zéro, tombe alors une pluie affreuse et ininterrompue sur la terre, démoralisant les esprits, dissolvant les corps, chairs et squelettes, jusqu’à ce que tous, hommes, femmes, enfants et animaux, excepté les privilégiés admis dans l’Arche, deviennent petites choses flottantes et inertes (le personnage principal de ce fait divers ne manque pas d’air, si vous voulez mon avis).
Sans doute aucun, l’enquêteur qui découvrit, au large de Seattle, une étrange embarcation baptisée Noé II, avec à son bord deux femmes, un homme, un chat hostile et un couple de vieux merles, eut raison de se tourner vers le Livre pour appréhender le mystère d’une telle découverte, car les trois passagers semblaient sourire dans la mort, surtout l’homme jeune dont la poitrine zébrée d’une cicatrice rouge emprisonnait le regard de l’enquêteur. Leurs passeports, cachés dans une boîte métallique de sucre de canne, marque La Perruche, informaient qu’ils portaient tous le même nom.
Ils étaient parents, mais comment Léa, Lila et Julius Keil s’arrangeaient-ils avec leur parenté ? Étaient-ils un frère et ses deux sœurs ? Ils avaient un petit air de ressemblance, jugeait l’enquêteur qui trouvait toujours des ressemblances là où personne n’en voyait. Un mari et ses femmes ? Un bigame, alors ? Bravo ! Ou un pervers ? Julius, d’après les papiers, était beaucoup plus jeune que les deux femmes. Il est vrai qu’aujourd’hui, on voit de tout !
La configuration de leur bateau s’inspirait à l’évidence du modèle biblique, Compliqué à construire, admira l’enquêteur qui pensa aussitôt, Cela ne signifie rien ! S’il fallait prendre en compte tous les tapés qui ont voulu imiter le vieil ivrogne… Les trois passagers du Noé II avaient-ils payé de leur vie leur goût pour l’aventure ?
À cause de leurs sourires, les trois téméraires inspirèrent une vive sympathie à l’enquêteur. Dès qu’il pensait à eux, il se sentait noyé de douceur. Provenait-elle de leur sourire singulier ? Qui avait arrêté leur existence et comment ? Aucun d’entre eux ne portait les marques hideuses de ceux qui étaient morts de faim, aucun d’entre eux n’avait le corps marbré par les coups. Ils étaient dans la splendeur d’un bonheur intime, leurs visages à peine caressés par les rides. Dès lors qui les avait arrêtés sans avertissement, avant qu’ils aient eu le temps de se défendre ou de souffrir ? Ils avaient ignoré les tourments de l’agonie, Ils souriaient, se répétait l’enquêteur, il pressentait que l’intelligence de l’événement se situait du côté de ces sourires, messages fraternels réservés à celui qui les déchiffrerait.
Il conclut, Seul l’amour peut expliquer leur destinée, devinant, d’après sa vaste expérience des hommes et de leurs innombrables défaillances, qu’il venait de s’emparer du fil d’Ariane pour sortir du labyrinthe.
Cet enquêteur, c’est moi.

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