Dominique Segalen – Attends-moi près des saules

Le début

Angèle Cloutier a passé sa vie à guetter l’arrivée d’un ours. Depuis toujours, elle l’imagine venant par la mer sur un fier navire, avec des épaules carrées, un regard bleu acier portant la nostalgie des grands froids, une barbe courte d’un blanc hirsute, le visage d’une tendresse infinie saupoudrée d’un soupçon de sauvagerie et, à la bouche, quelques mots bourrus racontant un siècle de voyages.
Quelqu’un de très impressionnant.
Il a fini par venir ce matin, mais n’a fait que passer.
En fait de mer, il voguait sur un simple canal du Nord de la France entre une prairie et un champ de pommes de terre. Son bateau s’est signalé comme n’importe quelle autre embarcation en amont de l’écluse, l’ours a lancé les amarres autour des bollards comme tous les mariniers et attendu que les vannes fassent leur travail. Sa tête coiffée d’une casquette usée de vieil amiral a lentement disparu dans la fosse lorsque le niveau d’eau descendait pour rattraper celui du bief d’aval.
Pour Angèle, tout s’est déroulé sans anicroche jusqu’à ce que le bateau franchisse les portes et poursuive sa route. Tout, sauf le vacarme dans son cœur d’éclusière. Ça cognait, là-dedans, on n’a pas idée !
Mais, d’un bout à l’autre, l’homme ne l’a pas regardée.
Comme si elle n’existait pas.
Pourtant, d’habitude, elle sait y faire avec les nouveaux venus. Elle comprend comment séduire son monde et, lorsqu’ils remettent les gaz pour continuer leur voyage, grands et petits ont l’impression de laisser un bout de leur famille sur le quai. En tout cas, ils disent au moins merci et se fendent d’un joyeux sourire.
Là, rien de tel.
L’ours, elle l’a reconnu, approché et perdu en moins de temps qu’il n’en faut pour se rendre compte qu’elle n’aura pas la chance de tomber deux fois de suite sur un homme comme celui-ci.
Et le voilà disparu derrière les arbres. C’est bien sa veine !
Il y a de quoi renverser la journée comme on laisse glisser une assiette grasse qui nous échappe, hop, et c’est trop tard.
Angèle en est toute retournée.
Elle ne reprend ses esprits que vers quinze heures, au passage de la Freycinet montante d’Émile qui charrie une pleine cale de copeaux de bois.
– Alors, l’Angèle ? lance-t-il sans que le mégot éteint ne bouge de sa lèvre inférieure. Ça sent le printemps, on dirait. Y a du monde aujourd’hui ?
– Moyen.
– Quand tu dis moyen, y avait qui ? Des promène-couillons ou des collègues ?
– Quand je dis moyen, c’est moyen. Pas la foule comme en été.
– Ho ! Tu nous couves quelque chose ? Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as des soucis ?
– Rien. Ça va. Je me demandais…
– Ouais ?
– Tu n’aurais pas croisé un tjalk, il y a moins d’une heure ?
– P’têt que oui. Coque noire, dans les trente mètres, des dérives rouges, un vélo hollandais sur le pont ?
– C’est ça.
– Cœur de Fou, un nom comme ça…
– Cœur de Loup ! dit Angèle du tac au tac.
Elle vérifie la fermeture des vannes et appuie sur la télécommande pour lancer le remplissage de l’écluse, puis remonte le quai en marchant pesamment avec ses bottes rose vif coupées à la cheville qui frottent sur une large jupe de velours bleu.
Cœur de Loup : un sacré joli nom. Beau bateau aussi, aménagé pour y habiter. Tout en bois comme autrefois, avec le nez relevé et, couché sur le pont, un mât pour naviguer en mer.
– Un gars qui cause pas ! ajoute Émile avec un sourire entendu. Pas un marinier, ni un pénichard. Un type à part.
– Exact.
– Il t’a manqué de respect ?
– Non.
– Alors ?
– Alors, rien. On ne l’a jamais vu par ici, et je me demandais si tu le connaissais, c’est tout.
Émile ricane en remodelant son mégot avec deux doigts crasseux.
– Je te vois venir, mais non ! coupe-t-elle, bourrue. Ne va pas t’imaginer. C’est juste de la curiosité professionnelle. Comment va ta petite ?
Mal à l’aise, Angèle fait mine d’inspecter la bonne marche des ventelles d’amont pour éviter le regard du marinier. Elle effeuille distraitement les hortensias déjà effeuillés.
– Bien ! crie Émile pour qu’elle l’entende d’en haut. Elle va bien. Lise est partie la chercher, et je les récupère demain à Watten. Cette année, avec un peu de chance on passera le Noël en famille.
– Tu les embrasseras pour moi ! dit-elle.
Elle attrape une bêche pour nettoyer la bordure du potager en attendant la fin de la manœuvre. Les turbulences des jets d’eau qui remplissent le sas l’arrangent bien pour couper court à la conversation.

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