Françoise Pirart – Un acte de faiblesse

Le début de la première nouvelle – Un acte de faiblesse

Moi qui pâlis au nom de Syracuse – et pourquoi donc, me demanderez-vous ? –, j’ai cru en ma lâcheté inhérente avant qu’on me traite en héros, qu’on me place sur un piédestal et que certains aient même le culot de vouloir me contraindre à y demeurer ad vitam aeternam. Je ne suis pas de marbre, j’ai la bougeotte et je n’éprouve guère l’envie de voir le monde d’en haut.
Ce qui suit est une sorte de confession. On en pensera ce qu’on voudra.

J’ai quarante ans, plus un cheveu sur le crâne, un corps musclé de lanceur de javelot. J’aurais pu être un joueur de football adulé, un garde du corps capable de se sacrifier pour une star, un coureur de cent mètres, un policier, un… je ne sais quoi! On m’a dit tant de choses… J’en oublie la moitié et je laisse l’autre dans les catacombes de mon cerveau.

Je suis poursuivi par les journalistes qui ne me veulent que du bien, paraît-il. On guette mes apparitions, on happe mes paroles sur mes lèvres balbutiantes. J’ai sauvé une vie humaine, un enfant – et pour certains, une vie d’enfant a plus de prix qu’une vie d’adulte ou de vieillard, ce qui m’a toujours semblé étrange. L’existence a-t-elle une valeur quantifiable? Est-elle pesable en grammes, en kilos, en livres? Et celle d’un enfant est-elle plus lourde que celle d’un autre être humain?

Avant d’être ce héros, j’ai été une larve. Juste bonne à être écrasée du talon, et encore, ça fait des saletés sur les semelles. La scène se passe en avril. Imaginez une petite taverne villageoise, remplie de jeunes, de cris et de rires, de bouches à baiser, de longues chevelures à caresser, alors qu’à l’extérieur, le vent souffle encore, même si le mistral des jours précédents s’est enfin apaisé. Imaginez un type seul qui ne demande qu’à rencontrer l’âme sœur. Celui-là, c’est moi. Moi avec quelques années de moins, la démarche légère, des cheveux, une barbe d’un demi-centimètre, un jeans et des baskets, un t-shirt de marin (à rayures bleues et blanches – c’est toujours comme ça que je me les représente, les marins), une cigarette aux lèvres. Et devant moi, assise sur une chaise, se balançant légèrement : Elle. Ma déesse. Je fis un pas vers la chaise, celle-ci se retourna vers moi. Ou plutôt son occupante. Elle n’était pas seule, ce qui me fut insupportable. Et quand quelque chose m’insupporte, je casse. N’importe quoi. Tout ce qui me passe sous la main. La tête de maman. Pauvre maman.

Jamais je n’avais vu de créature aussi belle. Je fermai les yeux, les rouvris, les fermai encore. Je m’installai à une table voisine, commandai un Scotch. J’observais ma déesse à la dérobée, avec assez d’insistance pour qu’elle ne m’ignore pas. Montrer trop de discrétion peut nuire, mais on l’apprend toujours trop tard et à ses dépens.

Mes expériences sexuelles se limitaient à quelques jolies filles sur papier glacé et à ma main droite qui est la plus habile, la plus musclée et la plus douce. Imaginez une solitude telle qu’elle en est inimaginable. Là, bien entendu, je vous demande l’impossible. Alors faites un effort : imaginez le plongeur qui ne remontera à la surface des grands fonds sous-marins qu’après d’interminables minutes passées dans l’eau glacée et noire, avec ses mille et un dangers. Je ne parle pas seulement de la peur de ne plus pouvoir remonter à la surface, d’être asphyxié ou attaqué par un requin ou tout autre monstre aquatique. Je pense surtout à l’extrême solitude. Celle que j’éprouve tous les jours, toutes les nuits. Le vide qui m’enveloppe est aussi vaste que les profondeurs océaniques.

La jeune personne se leva, sortit de la taverne et enfourcha une bicyclette, posée contre un muret. Sa robe et ses longs cheveux bouclés flottaient au vent, spectacle charmant qui me ravit. J’essayai de me rappeler le dernier mot qu’elle avait prononcé en saluant ses amis d’un geste nonchalant. Était-ce «Rendez-vous à Syracuse…» ou «On se retrouvera à Syracuse »? Il n’était même pas midi, mais déjà je sentais que cette journée serait pleine d’imprévus. Quelque chose d’inhabituel se préparait. Pris de frissons, je démarrai ma voiture garée non loin de là. Je fus bientôt prisonnier de ruelles étroites et me rendis compte que je tournais en rond. J’avais perdu la vision céleste de ma jeune déesse. Je roulai sans réfléchir, pendant bien longtemps. J’avais quitté la zone habitée pour une campagne obscure et hostile. Elle était à peine moins menaçante que le paysage de la veille, lorsque le mistral soufflait si fort que les branches des arbres s’étiraient à l’horizontale et que ma voiture, telle une embarcation en détresse, tanguait d’un côté à l’autre de la route. À présent, l’accalmie était revenue. Accalmie extérieure du moins, alors qu’en moi, tout, au contraire, bouillonnait.

Je fumais cigarette sur cigarette. Je songeai à jeter ma voiture contre un des platanes qui bordaient la route rectiligne. Le ciel s’était assombri. Un énorme camion me croisa, ses feux braqués sur moi. Un instant, je regrettai une rencontre fatale entre le bolide géant et ma petite Peugeot.

J’avais perdu toute notion des distances et des lieux. Il n’y avait plus que moi, désespéré par ma vaine poursuite d’une robe flottant au vent; moi, trop lâche pour me tuer, trop fatigué pour vivre encore. Je roulais très vite, trop sans doute pour cette route en lacets qui m’était inconnue. Les platanes avaient disparu pour laisser place à des fossés longeant les champs, une maison isolée, un bois dans lequel je m’enfonçais maintenant, puis de nouveau des prairies, des étendues marécageuses où poussaient de hautes cannes.

Je percevais mal les sinuosités, tout semblait flotter. Il y avait en moi une fausse sensation d’ivresse, une envie de me précipiter vers l’inconnu, un désir de mort en tout cas.

Le choc fut d’une brutalité inouïe. Des éclats métalliques me vrillèrent les tympans; mon poignet se tordit sur le volant que je redressai de toutes mes forces. Je stoppai net. La voiture dérapa sur l’asphalte. Le rétroviseur montrait une route déserte, rien qui parut anormal. J’ouvris péniblement la portière. Mes mains tremblaient, mes jambes ne me portaient plus. Je fis deux pas. Quelques-uns encore. Ma vue s’était troublée. Guidé par l’intuition, j’enjambai un fossé, avançai à l’aveuglette entre les cannes qui se refermaient sur mon passage. Le sol s’enfonçait. À quelques mètres, je distinguais une forme dont les contours se précisaient peu à peu : les roues démantelées, le guidon tordu, le pauvre corps disloqué sous la robe étalée telle une corolle, la tête coincée entre le cadre et la pédale de la bicyclette, une mèche des longs cheveux bouclés traçant sur le visage comme un point d’interrogation. Une sandale se trouvait tout contre ma chaussure. D’un coup de pied rageur, je la rejetai au loin. Il n’y avait pas un chat aux alentours. J’avais aperçu très peu d’habitations. Tout était tranquille.

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