Michel Claise – Salle des pas perdus

Le premier chapitre

Une salle immense et vide, envahie par l’écho assourdissant du chaos des batailles, des murs de marbre qui renvoient des visages déformés. Sur le sol, imprimés dans la poussière du temps, des millions de pas d’hommes et de femmes qui se sont croisés, qui ne se sont jamais touchés, ni parlé. Puis, soudain, en voici deux qui ne sont pas comme les autres, ils se font face, comme s’ils se moquaient de ce lieu empreint d’un faux sacré, mais perdus dans la multitude.
«C’est cela, l’histoire, Messieurs: les souvenirs des guerres et de la mort qui tentent de couvrir le murmure des amants.»

Ce n’était pas un après-midi de juin comme les autres. C’était le dernier jour de leur dernière année dans cette école. Le soleil éclaboussait les marronniers, et la classe écoutait le professeur dans un silence profond. Ils aimaient son accent de province, surtout quand il bousculait les habitudes en leur servant de telles phrases. Pierre Dessart leur avait appris plus que le latin et le grec. Était-ce qu’en ce dernier jour il appartenait déjà à leur passé, qu’ils avaient voulu le faire parler de l’histoire?

– … Faut-il penser comme Anaximandre que la Terre n’est qu’un disque immobile dans l’espace, soutenu par rien car il demeure toujours à la même distance de tous les points, ou comme Pythagore, qui en fit une sphère, forme parfaite par excellence? Qu’importe! Les tragédies qui s’y jouent en permanence rendent tout cela vain. Car si Dieu n’existe pas, les dieux existent et ils s’amusent à nous faire souffrir. Ils ont donc inventé le jeu de la guerre et son accessoire, les historiens. Ce ne sont que leurs mercenaires, créés pour glorifier les vainqueurs, car s’il fallait avoir, ne fût-ce qu’un instant, une pensée pour les vaincus, ce jeu deviendrait intolérable.

La cloche retentit dans la cour. Pas un ne bougea.

– … Mais tous les historiens ne sont pas corrompus. Ils sont comme les hommes, prisonniers de leur siècle et, quand ils tentent d’en faire éclater le carcan, on les met à mort ou, pire encore, on ne les croit pas! Je hais la pensée de tous, car elle nous est imposée. Si vous pouviez emporter une chose, une seule, de ces années que nous avons passées ensemble, que ce soit une étincelle de liberté; pourvu qu’elle brille à jamais dans votre cœur. Merci, Messieurs, pour votre dernière attention. Il fait superbe. Et si nous profitions du soleil?

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