La Porte des Lions – Michel Claise

Le début
Les deux enfants se tenaient la main comme ils avaient vu les adultes le faire, assis sur la berge de l’étang proche du village d’Ankershagen, où ils habitaient tous deux. Ils fixaient la surface lisse des eaux stagnantes, troublées parfois par l’effleurement des ailes d’une libellule aventureuse ou par une grenouille qui, se prélassant sur une feuille de nénuphar, se décidait soudain à bondir pour attraper un insecte imprudent. Rien n’aurait pu détourner leur attention, pas même les mouches d’été qui se posaient obstinément sur leur visage.
« Tu crois qu’elle est venue hier ? demanda Minna, se rapprochant du garçon qui occupait toutes ses pensées.
– J’en suis certain », répondit Heinrich, qui frissonna de la sentir si proche.
« Elle », c’était la princesse mystérieuse qui vivait dans les eaux de l’étang et qui, quand c’était la pleine lune, en sortait à minuit, une coupe d’argent à la main, pour faire boire au passant surpris un peu de nectar magique fermenté dans les profondeurs de la Terre. Des histoires comme celles-là pullulaient dans la région comme moustiques en été, chaque arbre ayant son fantôme, chaque pièce du château abandonné son passage secret, chaque cimetière son trésor enfoui. Heinrich Schliemann, le fils du pasteur, n’avait pas son pareil pour récolter toutes les légendes des environs, qu’il racontait à ses condisciples dans la cour de l’école. Déjà que cet élève surdoué agaçait les gamins de son âge par sa mémoire et sa curiosité, mais en plus, quand il s’enflammait en évoquant ces histoires fantastiques et terrifiantes, il en arrivait à les effrayer au point de les faire pleurer, car ils finissaient, comme lui, à y croire dur comme le fer de l’épée d’un chevalier teutonique. Alors, ses condisciples lui tournait le dos, comme dans toutes les communautés quand quelqu’un dérange par sa différence. Sauf Minna, qui restait des heures pendue à ses lèvres, fascinée tant par la magie des récits que par celui qui les dévoilait comme personne. La gamine était la fille d’un riche fermier, monsieur Meincke, qui exploitait plusieurs pâturages autour du village. La famille de Heinrich était pauvre, et faire bouillir la marmite tenait chaque jour de l’épreuve chez les Schliemann.
« Heinrich, et si une nuit elle surgissait devant toi et te tendait sa coupe d’argent, qu’est-ce que tu ferais ? »
Le garçon ne répondit pas, mais il avait la réponse en lui : « J’essaierais de la lui voler ».

*

En rentrant, Heinrich et Minna passèrent saluer Peter Wöllert, le tailleur du village. L’homme n’avait plus qu’une jambe et un œil, d’où le surnom dont les gens du cru l’avaient affublé : Pierre Cloche-pied. Un personnage sorti d’un conte fantastique et qui aimait tant en raconter.
« Bonjour, Monsieur Wöllert », crièrent Minna et Heinrich en chœur en pénétrant dans la boutique du fripier.
Celui-ci était occupé à confectionner un costume com­mandé par le gouverneur du Land. Il leva la tête et les accueillit avec un immense sourire.
« Mais voici la princesse et son chevalier qui honorent de leur visite mon humble demeure, répondit l’artisan, posant ses ciseaux sur le tissu qu’il découpait en suivant le tracé des lignes dessinées à la craie.
– Nous venons aux nouvelles », dit Heinrich.
Une façon de lui demander de raconter une histoire dont il avait le secret. Plein d’humour et de malice, ce fils de pasteur, comme Heinrich, avait une mémoire aussi impressionnante que son imagination et il était capable d’inventer chaque jour une anecdote pour satisfaire son auditoire.
« Vous ai-je parlé de la cigogne qui vivait sur le toit du presbytère de mon père, là où tu habites aujourd’hui, Heinrich ? »
Les enfants firent non de la tête et, comme à l’accoutumée, prirent place sur les deux chaises de la boutique destinées aux clients.
« J’avais votre âge, c’était il y a longtemps… Cette cigogne avait élu domicile chez nous, mais chaque hiver elle s’en allait, pour revenir à l’orée du printemps. Et je me demandais : “Où vont les cigognes en hiver ?”. Vous le savez, vous ? »
Ils hochèrent la tête négativement.
« Alors, pour le savoir, je suis monté sur le toit avec le sacristain, monsieur Prange, et nous lui avons attaché à une patte un parchemin sur lequel nous avons écrit : Nous, Prange, sacristain, et Peter Wöllert, fils du pasteur d’Ankers­hagen dans le Mecklembourg-Schwerin, prions le propriétaire de la maison sur laquelle la cigogne fait son nid de bien vouloir nous faire connaître le nom de son pays. »
Tout bon conteur sait ménager ses effets. Pierre Cloche-pied se leva pour se servir une chopine de bière et se rassit pour la déguster, observant du coin de son seul œil la réaction de ses visiteurs. Heinrich n’y tenait plus.
« Et alors ? demanda-t-il, prouvant son impatience.
– Eh bien, vous ne me croirez pas… »
Oh que si ! pensa Heinrich en se serrant contre Minna.
« … Au printemps suivant, la cigogne, fidèle, s’en revint nicher sur notre toit. À sa patte était attaché un autre morceau de parchemin sur lequel un petit poème était tracé :
Nous ignorons votre pays, bonnes gens,
La cigogne a vécu entre-temps
Dans un pays nommé Terre de Saint-Jean. »
Peter Wöllert reconnut qu’il ne connaissait aucune Terre de Saint-Jean sur la surface du globe, mais qu’importe : ils étaient tous les trois d’accord pour dire que seul comptait le mystère de la réponse, plus important que la géographie du lieu évoqué.
Heinrich et Minna prirent congé, ravis, et s’en allèrent à leur cours de danse. Sans passion : ils préféraient les histoires fantastiques au rythme de la polka.
Sur le chemin qui les conduisait à l’école, Minna tira Heinrich vers un banc et le força à s’asseoir en riant.
« Heinrich, tu me racontes encore l’histoire de l’incendie de Troie ? »
C’est ainsi que, dans leurs cœurs d’enfants, était né ce rapprochement amoureux. Heinrich était intarissable quand il s’agissait de relater les hauts faits guerriers de l’Iliade, une passion que son père lui avait transmise et qu’il dispensait à Minna, insatiable elle aussi de tout connaître sur ces armées qui s’affrontèrent en des temps immémoriaux. Ernst Schliemann, qui n’avait pas fait d’études particulières, était autodidacte et connaissait tout de l’Antiquité. Il aimait raconter à ses enfants la destruction de Pompéi et d’Herculanum, ensevelies sous la lave bouillonnante du Vésuve, alors qu’ils avaient l’âge de s’intéresser à des historiettes plus sucrées. Heinrich avait l’habitude de l’écouter, la bouche ouverte, tandis que ses frères et sœurs s’étaient déjà endormis depuis belle lurette
« Mon fils, je te souhaite un jour de te rendre en ces lieux et de visiter les ruines archéologiques. Tu te rendras compte de l’immensité des richesses du passé. »
Un amour du passé mélangeant Histoire et mythes qu’il transmettait à son fils, dont l’imagination était déjà exacerbée par les légendes de la région, avec des bribes de latin et de grec classique. Quand le pasteur aborda les premiers jalons de l’Iliade, l’enlèvement de la belle Hélène et le sacrifice d’Iphigénie, Heinrich était impatient de connaître la suite. Mais l’apogée de cette transmission, ce qui marqua définitivement le destin du jeune garçon, ce fut le jour de Noël 1829, quand son père lui offrit L’histoire universelle pour les enfants de Georg Ludwig Jerrer et qu’assis près de la flambée de la cheminée, dans la pièce décorée pour la Nuit sainte, le tout jeune Heinrich tomba, émerveillé, sur les dessins représentant les exploits des héros grecs et troyens, jusqu’à la prise de la ville par la ruse d’Ulysse et l’incendie de la cité, tandis qu’Énée s’enfuyait, avec son père Anchise et son fils Ascagne, pour échapper au massacre.
« Père, tu me disais que la prise de Troie n’était qu’une fable, un poème récité par un aveugle dont on ignore même s’il a existé. Regarde, Jerrer l’a dessinée.
– Mais Heinrich, ce n’est qu’une image inventée… »
Une image terrible d’une cité cyclopéenne dévastée par les flammes.
« Et si Troie avait existé, est-ce que ses murs auraient été aussi épais que dessinés dans le livre ?
– Certainement, mon fils, répondit le pasteur qui tomba dans le piège tendu par son rejeton, sacrément doué.
– Alors, s’il y avait là de si grosses enceintes, il n’est pas possible que tout ait disparu. Les ruines, comme à Pompéi, ont dû être recouvertes par la poussière des siècles. Il suffit de savoir où elles se trouvent. »
Ernst, amusé, tenta encore de convaincre son fils que ce n’étaient que des histoires tirées de la mythologie, mais rien n’y fit.
« Père, Agamemnon a lui aussi existé. Ce n’est pas possible que tant de personnes en aient parlé sans qu’il ait été ce grand guerrier qui traversa les mers pour s’emparer de Troie… »
Heinrich n’a pas vraiment tort, se dit Ernst. Dans toute légende, il y a toujours un fond de vérité. N’était-ce pas le principe de l’Ancien Testament ?
« Finalement, il y a un point commun entre toi et Agamemnon. Sais-tu quelle est la traduction de son nom ? Obstiné ! »
Un joli compliment de Noël pour ce garçon peu ordinaire. Alors, en riant, ils se mirent d’accord : Heinrich Schliemann, devenu grand, exhumerait les ruines de la ville de Troie.
Les aiguilles de l’horloge se rapprochaient de minuit, le feu dans la cheminée devenait braises, les autres enfants de la famille avaient épuisé la découverte de leurs nouveaux jouets et commençaient à bâiller : l’heure était venue de déguster les délicatesses préparées par leur mère.

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