Le tiers sauvage – Aliénor Debrocq

Le début
C’est suite au succès de son troisième roman que Marcus Klein a quitté Paris pour Bruxelles, déposant ses valises au dernier étage d’une ancienne imprimerie forestoise située rue du Charme – une courte venelle pentue à sens unique menant au parc Duden, le long de laquelle, le dimanche, les enfants du quartier se laissent glisser à trottinette en piaillant, jusqu’au croisement avec une avenue fréquentée dont j’ai oublié le nom. Les deux autres étages du bâtiment sont occupés l’un par un bureau d’architectes, l’autre par une équipe de graphistes. Une écrasante majorité d’hommes blancs, la petite quarantaine dissimulée sous un jeans taille basse et un sweatshirt à capuche. Le standard d’aujourd’hui dans le monde des créatifs. Est-ce cela qui a séduit Marcus Klein le jour où il a pénétré dans la cour pavée de l’imprimerie en compagnie d’un agent immobilier dont le complet-veston anthracite détonnait au milieu des t-shirts bariolés des graphistes sortis prendre l’air, le temps d’une pause clope et café ? Est-ce réellement cette effervescence, ce bourdonnement, cette activité incessante régnant au milieu du calme souverain de cette impasse bucolique située à un jet de pierre de la gare du Midi, du parvis de Saint-Gilles et du centre-ville ?
La métaphore de la ruche n’est pas de moi, pas plus que l’expression « calme souverain », ni les termes « bucolique » et « jet de pierre » : rien de tout ceci ne me ressemble, je ne fais que citer les termes de Marcus Klein lui-même, dans l’entretien accordé à la blonde et souriante journaliste de Elle Belgique peu de temps après son installation rue du Charme. À moins que je les aie repris d’un autre article, paru à la même période dans le supplément hebdomadaire masculin d’un quotidien parisien. Peut-être même les termes en question n’étaient-ils pas de Marcus, mais du journaliste décrivant avec une certaine condescendance, voire une condescendance certaine, l’atmosphère bruxelloise oh combien paisible, familiale et champêtre – un havre de paix pour qui souhaite fuir Paris, sa rive gauche, sa rive droite, en quête de calme et de sérénité pour se remettre à écrire et à créer, le tout à seulement une heure et vingt-deux minutes (le slogan publicitaire de la compagnie Thalys) du centre névralgique de toute vraie littérature.
Marcus Klein, comme tant d’autres avant lui, après lui, avait certainement dû réaliser qu’il pouvait bénéficier du luxe et du confort d’un loft de cent cinquante mètres carrés (sans compter les deux terrasses donnant sur les toits de la ville) pour le prix de son étroit appartement haussmannien situé au dernier étage sans ascenseur d’une avenue passante du vingtième arrondissement. Marcus Klein, quand il rencontrait la presse, évoquait le besoin d’une certaine forme de retrait – posture convenue de l’écrivain en quête de ressourcement. Jamais, face aux journalistes, il ne s’est attardé sur ses petits arrangements avec son compte en banque ou l’administration fiscale. Encore moins sur l’ultime élément qui a précipité son installation bruxelloise : la vraie raison qu’il a tue du mieux possible et que je n’apprendrais qu’une fois les fesses calées devant le bureau que j’occupe désormais deux matinées par semaine, au dernier étage de la rue du Charme. Marcus Klein, malgré ses larges sourires ingénus et son regard limpide qui fait fondre les journalistes les plus aguerries, protège avec soin sa vie privée. Il s’est bien gardé de révéler à quiconque que la cause de son déménagement n’est ni ses finances ni le charme désuet de ce morceau de Bruxelles encore préservé des Eurocrates et des promoteurs immobiliers. Celle-ci mesure quatre-vingt-seize centimètres et, lors de notre première rencontre, n’a daigné lever les yeux de sa tablette maculée de traces de doigts pour me saluer que lorsque Marcus l’a, pour la troisième fois en l’espace d’une minute, sommé de « dire bonjour à Clara ». Éloi, morpion de quatre ans aussi faussement candide que son père, a marmonné dans ma direction sans quitter des yeux son écran grouillant (de quoi ? de monstres fluos ?). Marcus m’a souri en guise d’excuse : il ne faut pas lui en vouloir, à ce gamin, ses solides repères d’enfant viennent d’être pulvérisés par une séparation et un déménagement. Marcus Klein aussi vient de perdre ses repères, et il en est encore abasourdi, je le lis dans ses yeux.
Pensait-il qu’avec le succès l’attendait une vie limpide comme de l’eau de roche, qui coulerait toute seule, bondissante, jaillissante comme une rivière de montagne ? Pensait-il que « ça » roulerait tranquillement, désormais, un livre après l’autre, un enfant après l’autre, et qu’il pourrait s’assoupir dans le giron velouté d’une vie de couple monogame, vaguement prévisible mais si douce à ses yeux ? Car c’est elle qui est partie : pas besoin d’un entretien exclusif accordé par Marcus Klein à un quelconque mensuel féminin pour le suspecter. Il suffit de voir à quelle vitesse il a tout planté à Paris pour la suivre, espérant sans doute qu’elle y verrait un signe et accepterait de reprendre là où ils en étaient restés. Manifestement, ça n’a pas marché. Le seul fragile arrangement qu’elle lui a concédé est de partager la garde du morpion, une semaine sur deux. Et, à ce jeu-là, il était nécessaire que Marcus s’installe dans la même ville, cette capitale qui n’en a que le nom, où la mère d’Éloi vient de rejoindre son nouveau poste. Là non plus, pas besoin de le lire dans la presse pour comprendre ce qui s’est passé : elle en a eu marre de servir de faire-valoir à son homme lors d’interminables réceptions réunissant le gratin littéraire parisien. Elle en a eu marre et elle le lui a dit, j’ose l’espérer du moins, mais Marcus Klein, étourdi par le succès de ses deux premiers romans, ne l’a pas écoutée. Ce n’était sans doute qu’un léger caprice, une passade, un effet collatéral de la maternité. Un voyage en amoureux devrait tout arranger. Une semaine au soleil sur une plage exotique : voilà qui devrait lui rendre le sourire. Il allait organiser ça pour le mois suivant, oui voilà ce qu’il allait faire. Enfin, il allait appeler Natacha, cette nana ultra-compétente avec qui il avait été mis en relation lors de la tournée de promotion du deuxième livre. Elle, elle saurait l’aiguiller, le renseigner, voire lui dégotter exactement ce qu’il cherchait. Le lendemain à la première heure il l’appellerait. Enfin non, pas le lendemain, disons la semaine d’après, au grand plus tard le premier du mois suivant. Il devait d’abord relire les épreuves du troisième roman, prévu pour la Rentrée littéraire : ça ne pouvait pas attendre, et c’était une tâche bien trop importante pour s’en acquitter en maillot de bain sur un transat à Madère. Une fois les épreuves envoyées, alors appeler Natacha, lui donner son numéro de carte de crédit, surprendre sa douce et partir !
C’était sans compter sur les ultimes corrections exigées par la maison d’édition, la fête scolaire du petit, puis les deux semaines prévues de longue date tous ensemble dans sa famille à elle, et voilà qu’elle semblait plus cool, plus souriante, peut-être Marcus s’était-il alarmé pour rien, on allait attendre la rentrée, tiens, après tout peut-être était-ce exactement ce dont elle avait besoin : passer du temps en famille, avec sa mère et ses sœurs, tandis qu’il déambulait seul le long des dunes du Cap-Ferret en surveillant son fils du coin de l’œil. Oui, à la rentrée on verrait bien. Un voyage en amoureux, c’était de toute façon mieux de le planifier hors saison, quand les mouflets sont de retour en classe et les parents, au bureau. Ils pourraient même partir une semaine à Bali, le monde s’offrirait à eux. Novembre serait parfait, songeait Marcus. Une fois la frénésie liée à la sortie du bouquin retombée. Une semaine en novembre, il arriverait bien à caler ça quelque part, il n’allait quand même pas se coltiner des lectures en province tous les jours !

Mais novembre avait été merdique et sous eau. Pas seulement celle qui tombait du ciel sans discontinuer, entraînant avec elle les feuilles racornies des marronniers, mais surtout celle qui, sans prévenir, avait fait déborder le fleuve de son lit : une crue aussi imprévisible que violente qui avait tout emporté, et Marcus Klein avec. Dans les derniers jours d’octobre, Sylvie avait annoncé sa décision : départ pour Bruxelles, nouveau poste, elle emmenait Éloi avec elle, Marcus restait sur le carreau. Aussitôt dit, aussitôt fait : Sylvie avait pris le Thalys avec deux valises, le reste suivrait quand elle serait installée. Dans l’intervalle, elle séjournerait chez des amis puis à l’hôtel ; son employeur s’y était engagé. Marcus était demeuré pétrifié, me raconterait-il plus tard. Il avait passé le long week-end de la Toussaint cloîtré à Paris. Ensuite, quand il s’était ressaisi, les choses étaient allées très vite. Il s’était montré efficace et, aux premiers jours de janvier, il débarquait à son tour à la gare du Midi. Peu de temps après, il contresignait l’offre pour l’acquisition du loft de la rue du Charme. Si Éloi devait grandir dans cette ville, alors Marcus écrirait ses prochains romans ici, au dernier étage d’une ancienne imprimerie avec vue sur cet étrange bâtiment qui tombe en ruine et dont on dit qu’il est le Palais de Justice le plus grand du monde. Improbable, pour un si petit pays.

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