La petite musique de Jeanne – Ethel Salducci

Le début
La Signora sta poco bene. Le proviseur en personne est venu le dire aux élèves, en VO. Bref, la prof d’italien est absente. Fin des cours dès quinze heures, pas de khôlle aujourd’hui, Jeanne est libre. Elle a enfourché son vélo et chantonne. Une fille de khâgne l’a invitée samedi soir à une fête. Il y aura de la musique, des garçons. Au bout de la rue Cassini, la blancheur de l’église du port sous le soleil. Elle remonte le bas du boulevard Carnot. Sa mélodie légère flotte dans l’air. Elle rentre sa bicyclette dans le hall et grimpe les marches deux à deux jusqu’au quatrième étage. Sa mère se tient dans l’entrée, droite comme un I.
« Salut M’man !
– Jeanne… »
Sa mère hésite. Elle a vieilli. Elle n’était pas comme ça ce matin.
« Ben, t’en fais une tête !
– Jeanne, ma Jeanne, j’ai quelque chose à te dire… »
Ah, non, pas ça ! Pas de plaintes maintenant. Surtout pas de doléances contre son père. Jeanne se moque des histoires d’adultes. Il fait beau, elle n’a pas cours et la plage l’attend. Le regard de sa mère est étrange. Ses yeux sont cernés.
« Mouais ?
– Jeanne, c’est grave, viens, écoute-moi… »
Ce ton ne lui plaît pas. Pas du tout. Qu’elle parle si elle le souhaite. Qu’elles en finissent. Les mains de sa mère tremblent. Jeanne est gênée.
« Ben quoi ?
– Tes grands-parents… »
Jeanne se raidit. Quoi, ses grands-parents ? Elle dîne chez eux ce soir. Ils n’ont tout de même pas oublié ! Alors, quoi, ses grands-parents ? Elle se tait, elle attend, elle a peur. Elle voudrait avancer vers sa mère. Elle ne peut pas. Elle attend. Immobile. Muette.
« Un accident, sur la Basse Corniche. Tout est allé très vite. Ils n’ont pas souffert. »
Hurler. Dire que ça n’est pas vrai. Que c’est une blague pourrie. Taper des poings contre le torse de cette femme soudain vieillie. Jamais Jeanne ne vieillira ainsi. Ce soir, elle dînera chez ses grands-parents, comme chaque mardi. Et d’abord, quand sont-ils morts ? Ce matin ? Cet après-midi ? Pourquoi ne lui ont-ils rien dit ? Et que faisaient-ils sur la Basse Corniche ? Et elle, Jeanne, que faisait-elle au moment de l’accident ? Encore heureux qu’ils n’aient pas souffert… Il n’aurait plus manqué qu’ils souffrent ! Jeanne ne hurle pas. Jeanne ne parle pas.
Sa mère la regarde fixement. Se soustraire. Tourner les talons. Être déjà loin. Vlam ! claque la porte de la cuisine… Jeanne ! Trop tard.
Jeanne est dans sa chambre, sous la couette, tout habillée. Corps grelottant de trop de peine. Mardi soir, déjà, mardi soir, encore. Le temps passe vite, s’il pouvait passer plus vite encore. Absurde de se préparer pour partir chez les grands-parents. Absurde de se lever pour passer à table. Son père est venu lui parler. Chuchotements par la porte entrebâillée :
« Jeanne, ma chérie, tu viens dîner ? C’est prêt.
– …
– Jeanne, viens dîner… ça te fera du bien ! On parlera un peu… »
Parler ! Parler de quoi ? Des excentricités de Mamie ? Des manies de Papy ? Trouver tout cela charmant à présent qu’ils ne sont plus ? Pleurer en se prenant dans les bras ? Elle a mal au cœur. Qu’on la laisse en paix. Elle se souvient des plaintes de sa mère : Ta grand-mère est capricieuse, elle change tout le temps d’avis ! Ton grand-père est faible, il n’a jamais osé la contrecarrer… Comme parents, je t’assure qu’ils étaient moins drôles ! Jeanne se souvient. Inutile d’aller entonner en chœur dans la cuisine que les morts sont tous de braves types.
« Jeanne ? Tu vas bien ? Tu m’inquiètes… Dis-moi quelque chose…
– …
– Bon, je retourne dans la cuisine. Rejoins-nous quand tu veux. Tu es la bienvenue, ma chérie. Ne rumine pas trop. »
Être une vache dans un champ. Ruminer l’herbe grasse en regardant passer le train des Pignes… Non, ne pas trop ruminer, son père a raison. Son père a toujours raison. Il a refermé la porte derrière lui. La chambre est noire. La chambre est douce.

Jeanne flotte. Est-ce la mer ou un nuage ? Son corps est léger. Au-dessus d’elle, un coq passe, puis un violoncelle et un couple de mariés. La femme porte une robe en dentelle et des cheveux très longs en guise de traîne. Ils sont enlacés. En arrivant près d’elle, ils penchent la tête, la regardent avec un doux sourire. Ses grands-parents ! Elle tend la main, veut les appeler. En vain. De sa gorge sort un grincement.

Elle a chaud sous sa couette. Il faudrait qu’elle retire ses vêtements. Pour l’instant, ne pas bouger. La porte s’est ouverte. Est-ce encore son père ? Elle ferme les yeux, revoit ses grands-parents souriants, détend son visage comme dans le sommeil. Abandonnée. Sans tensions. Derrière ses paupières closes, elle devine la lumière du couloir. Un pas chuinte. Les chaussons effleurent à peine le parquet. Sa mère. Silence à nouveau. Air déplacé tout près d’elle. Ne pas bouger. Souffle rapide sur son visage. Pauvre Maman ! Une main remonte la couverture sur son épaule. Dors, ma chérie, dors. Mots chuchotés si bas qu’elle les perçoit à peine. Les pas détricotent le chemin. La porte est refermée. Jeanne est seule.
Le noir la rassure. C’est un mardi pas comme les autres. Ses grands-parents sont fatigués. Ils se reposent. Elle aussi. Ça tombe bien, elle se sentait bizarre ce soir. Demain ils iront mieux. Tous.

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