Le début
De Juan, Mercedes avait conservé précieusement quelques dents de lait ; Clara Luz Alvarez García possédait une mèche de cheveux – d’un brun si sombre qu’il paraissait noir – ; Remedios avait gardé un poil pubien, épais et bouclé, et Tránsito, une cuillère en bois dont elle seule connaissait la valeur symbolique. Mais Isabel Torres de Diaz, elle, serait la mère de son enfant. Clara Luz aussi, certes, avait porté le fruit de leurs étreintes, mais il n’en restait qu’une petite tombe inconnue de tous : l’enfant était mort avant de naître, il ne portait même pas de nom – Clara Luz lui en avait donné mille, plus doux les uns que les autres, mais aucun ne l’avait fait revenir ; il n’avait pas non plus de visage. Cela avait juste été un désir, puis un regret.
Pour Isabel, c’était différent, car l’enfant avait vu le jour, et il l’avait immédiatement accaparée : elle n’avait jamais pu oublier qu’il était là, bien vivant : Estebán manifestait sa présence à tout instant, réclamant l’attention de sa mère, suspendu à son sein, criant dès qu’il le lâchait. Les seuls moments de répit, pour Isabel, étaient ceux pendant lesquels Estebán dormait. Mais c’était elle-même alors qui était captivée par ce petit corps, soudain paisible et presque silencieux, dont la perfection en miniature l’émerveillait. Elle pouvait rester penchée sur lui pendant des heures, à examiner ses traits, son petit nez épaté, sa bouche en bouton de rose, ses minuscules doigts, ses sourcils tout fins qu’il fronçait déjà, son souffle lent et calme, le duvet foncé qui lui couvrait le crâne, ses oreilles aux mille circonvolutions, le brun satiné de sa peau.
Elle avait longtemps cherché comment nommer cet enfant si c’était un garçon : Juan était hors de question, pour de nombreuses et très bonnes raisons. Elle ne voulait pas non plus qu’il portât le prénom d’un de ses frères, ce qui en éliminait beaucoup – Pilar avait alors déjà décrété que si son dixième enfant était encore un garçon, elle le baptiserait Diego. Certes, il restait tout de même du choix. En fait, c’était peut-être même l’embarras du choix qui avait empêché Isabel de se décider. Il s’agissait de l’enfant de Juan, et dans sa tête, il s’appellerait toujours el hijo de Juan. Peu importait finalement le prénom qu’on lui donnerait, il n’y en avait pas un qui eût mieux convenu qu’un autre. Comme elle ne s’était toujours pas décidée au moment de sa naissance, Hernando avait suggéré qu’on reprît le nom de son père, Estebán. Isabel n’avait rien eu contre, songeant que cela affilierait davantage l’enfant à la famille qui avait accepté de le recueillir.
Ainsi donc était né Estebán Diaz Torres, le fils de Juan : il ne portait pas le nom de son père, lequel ignorait son existence et vivait loin de là, avec une autre femme. Sa mère ne lui cacha jamais la vérité sur ses origines, mais elle ne put lui en dire beaucoup plus – finalement, que savait-elle de Juan ? Il lui semblait parfois avoir rêvé, et seul son fils lui rappelait qu’il y avait une part de réalité dans toute cette histoire. Elle insista toujours pour que cela restât comme un secret entre eux. Dès sa venue au monde, alors qu’Estebán ne savait pas encore parler, elle lui chuchota à l’oreille le nom de son père, lui parla d’amour, d’Hernando, des liens du sang et des liens du cœur. Il est possible qu’elle lui transmît aussi une certaine tristesse, comme un goût d’abandon. Elle tenait à le protéger – de quoi, elle ne le savait pas au juste. De tout.
Lorsqu’Estebán était né, cela faisait neuf mois qu’Isabel n’avait plus vu Juan, et qu’elle vivait avec Hernando. La distance lui avait permis de concevoir une image de Juan qui n’était pas nécessairement en rapport avec la réalité. De l’homme admirable, mystérieux et plein de chaleur qu’elle avait aimé, elle gardait à présent un souvenir plus sombre, plus énigmatique encore. Juan lui apparaissait comme un tricheur, un lâche, un indécis et un égoïste. Elle se disait que l’enfant ne serait pas comme lui, qu’elle y veillerait, parce que ce petit être n’y pouvait rien si son père s’était mal comporté et qu’il n’avait pas à en subir les conséquences. Hernando et elle l’élèveraient comme leur propre progéniture, et l’on oublierait Juan, le peu recommandable, l’infréquentable Juan, à qui l’on ne pouvait se fier. Une sorte de pirate des cœurs. Mais cela, c’était durant sa grossesse.
Sa vision changea dès que la sage-femme du village eut posé Estebán sur son sein. D’une quelconque manière – était-ce la ressemblance physique ? En quoi ce visage rougeaud et ratatiné, aux immenses yeux sombres, pouvait-il lui rappeler celui de Juan ? Était-ce le miracle de la vie, les émotions du moment ? – toujours est-il que d’une quelconque manière, la vue d’Estebán, ce petit homme qui était caché dans son ventre et que maintenant elle pouvait enfin regarder, humer, entendre, la ramena à Juan et, plus précisément, à ces quelques heures passées dans son atelier, durant lesquelles Estebán avait été conçu. Et, pendant de longues minutes, elle revit ce Juan lumineux, passionné, mais aussi tourmenté et attentionné qu’elle avait connu, et elle ne sut plus qu’en penser.
Peut-être ne serait-il pas bon pour l’enfant, songea-t-elle, de porter une si lourde ascendance. Car, contrairement à ce qu’elle avait cru, elle ne pourrait pas effacer Juan de sa mémoire, faire comme si Estebán était l’enfant d’Hernando, alors que chaque parcelle de son corps provenait de Juan, d’elle et de Juan, et qu’elle avait – même si elle s’était trompée ou, plutôt, même s’il l’avait trompée – véritablement aimé Juan. Peut-être l’avait-elle aimé davantage pour ce qu’il représentait à ses yeux que pour ce qu’il était en réalité. Mais qui qu’il fût réellement, il ne pouvait être entièrement mauvais, il ne pouvait être à l’extrême opposé de ce qu’elle avait imaginé à l’époque où elle était folle de lui.
Elle savait qu’un jour elle devrait révéler à son fils qui était son père, et elle ne pourrait pas lui dire « Ton père est un imposteur, un irresponsable, ta mère a été stupide de l’aimer, de croire qu’elle l’aimait et qu’il l’aimait ». Elle ne pourrait pas non plus prétendre qu’il l’avait abandonné, car c’était faux : Juan ignorait qu’il était parti en laissant un fils. S’il l’avait su, serait-il resté ? Et cela aurait-il été mieux ?
Non, décida Isabel. Hernando était quelqu’un de bien, une personne honnête et fiable ; il était entièrement dévoué à son épouse et avait eu le cœur assez grand pour accueillir un fils qui n’était pas le sien. Il la traitait avec égards, presque avec vénération, il était doux, discret mais pas inactif pour autant. La journée, il partait travailler en laissant Isabel avec sa mère : les deux femmes avaient dû s’apprivoiser, elles étaient fort différentes et ne s’entendraient sans doute jamais tout à fait bien ensemble, mais elles parvenaient à cohabiter ; et de toute façon, une fois que la famille, à la mort de Pilar, s’était trouvée tout à coup élargie, Isabel avait dû reconnaître que, commode ou non, sa belle-mère lui était tout simplement indispensable et qu’il valait mieux pour eux tous qu’elles se tolérassent mutuellement. Avec le temps, leurs relations s’assoupliraient. Du moins l’espérait-elle.
Un endroit d’où partir | 3. Une lettre et un cheval
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