Le hasard a un goût de cake au chocolat – Valérie Cohen

Le début
« Tu es certaine que tu vas bien ? Chérie, regarde-moi. »
Certaines choses ne changeront donc jamais, soupire Adèle en ébauchant un sourire rassurant en direction de son époux. La couleur incertaine des yeux d’André, par exemple, lorsque l’inquiétude s’empare de lui. Ses prunelles vertes se voilent alors d’une nuance de gris, et elles lui font immanquablement penser à un océan avant la tempête. Adèle a toujours adoré l’océan, ses embruns et le bruit de ses colères. L’Atlantique, surtout. Peut-être, parce que c’est le seul dont elle a foulé les plages. Un peu de sable, recueilli dans une bouteille à sirop en verre, traîne depuis des années dans un tiroir de la cuisine. Elle ne sait qu’en faire et rechigne à le jeter. On ne se débarrasse pas si facilement d’un souvenir.
Consciente des regards trop appuyés du notaire et de son époux, Adèle repose le stylo avec délicatesse sur la table en verre. « Une ineptie, ce mobilier moderne », se dit-elle avec aigreur. La vue de ses pieds gonflés par la chaleur et sanglés dans des sandales ouvertes lui paraît éminemment intime, et elle replie, un peu plus encore, les jambes sous la chaise en cuir noir. Un décor minimaliste, savamment étudié pour ne pas laisser trop de place aux émotions. Une étude notariale, antichambre des événements marquants d’une existence, ne peut absorber qu’un quota limité de plaintes et de larmes. Bien loin de l’univers feutré du cabinet de la psychologue consultée occasionnellement ou de celui du vétérinaire en charge de ses chats. « Quel horrible métier », pense-t-elle encore en tendant les feuilles à Maître Gaillard, qui les réceptionne d’un hochement de tête entendu. Dans son regard teinté de professionnalisme, elle décèle une pointe de compassion, et celle-ci lui déchire la poitrine avec force. La faiblesse de l’âge inspire respect ou pitié, tout dépend de l’interlocuteur. Elle ne demande ni l’une, ni l’autre. Son cœur bat maintenant selon une cadence peu orthodoxe, et sa respiration se fait chuintante. Une main posée sur la boîte métallique contenant ses pilules magiques suffit à apaiser son rythme cardiaque incertain. « Une simple formalité, aucune raison de vous inquiéter », lui avait murmuré l’homme aux boutons de manchette dorés quelques jours plus tôt au téléphone. Sa voix se voulait apaisante. Doucereuse. Aurait-elle été plus enjouée si elle était venue acquérir un appartement trois chambres avec terrasse?
La formalité est désormais accomplie. Une signature apposée au bas d’un document sans rature et quelques paraphes dans une marge de trois centimètres. Des vœux pieux, des désirs, des exigences. Des émotions enfermées sur papier pour l’éternité. Des prières pouvant être lues, à défaut d’être entendues et prononcées de vive voix. Certains appellent cela leurs dernières volontés. La liste des siennes était trop peu conventionnelle pour être consignée sur deux pages A4 joliment calligraphiées. Pourtant, Adèle s’était conformée aux usages et n’avait pas hésité une seule seconde. Françoise, la fille de sa meilleure amie décédée, et ses trois enfants hériteraient de tous ses biens. Mais là ne résidait pas l’essentiel. Son testament serait autre, elle le souhaitait de tout son être. Au-delà de quelques arpents de terre, bijoux ou liasses cachées dans la cave à vin derrière les caisses de champagne rosé.
Un legs moral. D’un prix trop élevé pour être résumé succinctement en quelques phrases, dans une pièce aussi peu aimable qu’une chambre froide de supermarché. Un don à la hauteur de l’amour qu’elle leur portait.
Ouvrir les yeux de Roxanne et de Sophie sur les dessous de l’existence avant que les siens se scellent à jamais. Leur inculquer les lois du hasard. Les clins d’œil du quotidien. Ces signes de la vie, invisibles pour tant d’individus barricadés dans leurs certitudes à angles droits. Ces dernières valaient bien les siennes, toutes en courbes. Elle s’en était fait le serment il y a quelques mois déjà et, depuis, elle luttait contre le temps pour arriver à ses fins. Les deux sœurs s’étaient toujours moquées avec tendresse de sa manière peu rationnelle de prendre des décisions. Adèle se fiait aux signes de l’univers, et ces derniers guidaient ses pas, comme autant de petits cailloux semés sur le chemin de la vie. Ces panneaux de signalisation ne figuraient dans aucun code de la route. Aucune école pour apprendre à les déchiffrer. Il était plus que temps de transmettre ce curieux héritage, cadeau de son père, à ses chéries. Qu’elles le veuillent ou non.
C’était il y a un an. Le docteur Verdier lui avait expliqué la situation. Des mots simples pour accompagner un dessin griffonné sans talent. « On ne peut vraiment rien faire ? Changer un ventricule, une petite valve, un boulon, quelque chose ? » Le mécanicien du corps l’avait regardée avec empathie. Ses compétences de bricoleur hautement qualifié ne suffiraient pas à redonner vie à son cœur fatigué. À bout de souffle. Aucune pièce de rechange possible. Adèle avait compris, avant même qu’il poursuive sa docte logorrhée, que son esprit vif habitait un corps trop usé pour lui. Curieuse fin pour cette incurable positive, amoureuse de la vie. Son cœur allait s’éteindre, épuisé de vivre. Comme sa vieille DS verte, il y a des années. Un jour de grand froid, elle avait décidé de ne plus avancer. En plein milieu d’un carrefour, indifférente aux klaxons impatients des autres véhicules et aux invectives des chauffeurs pressés. « Il vous faudra réfléchir à ce que vous souhaitez laisser à vos proches », lui avait encore conseillé le docteur Verdier en veillant à ce que sa main repose un temps suffisamment long sur son épaule. Une manière gentille d’être bien certain que l’information s’inscrive en chacune de ses cellules. Elle avait pensé à Françoise, sa filleule, et à ses trois enfants. Elle les aimait tous les quatre tendrement, mais son cœur, ou ce qui lui en restait d’intact, battait plus vite pour Roxanne et Sophie. Leur insuffler foi en elles et en la vie, voilà ce qu’elle souhaitait. Il lui semblait que son destin s’était joué à cet instant, dans ce cabinet médical à l’odeur vaguement écœurante de Dettol. Au mur, quelques dessins d’enfants délavés par le temps et une collection de diplômes joliment encadrés. Depuis, une pensée l’obsédait. Ne pas s’éclipser avant de les avoir confrontées aux signes. Au curieux jeu de piste auquel nous convie l’existence, pour peu que nous prêtions attention aux messages qu’elle nous adresse. Depuis toujours, les filles souriaient de cette lubie farfelue. « Ce n’est qu’un hasard, tante Adèle, rien de plus. » Il lui restait si peu de temps pour les convaincre.

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