L’enlèvement – Claudine Houriet

Le début
Je me dresse, indignée.
– Tu te mets de leur côté, tu ne l’aimais pas vraiment.
Il blêmit, bégaie :
– Clara, comment peux-tu dire une chose pareille ?
Je ne bronche pas. Non, il ne va pas tenter de me faire plier lui aussi. Je ne cèderai pas. Ma fille n’est pas morte. Depuis six mois je lutte contre tous. Mon mari, ma famille, mes amis. Le prêtre qui me propose de prier pour l’âme de Marielle. L’âme de ma fille se porte à merveille, merci, et n’a pas besoin de ses services. On m’a d’abord regardée avec compassion. On s’est approché de moi avec des fleurs, le visage bouleversé.
– Ma pauvre Clara, quel terrible malheur ! Une si charmante enfant…
Mais, devant mes yeux secs et mon air courroucé, chacun a reculé, interdit.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez. D’ailleurs, je suis pressée. Je conduis Marielle à son cours de danse.
Très vite, on n’a plus osé la moindre démarche, le plus petit mouvement de sympathie. En mon absence on interrogeait les miens. Je connaissais leur réponse.
– Elle est en état de choc. Elle refuse la réalité. Le médecin pense qu’il nous faudra beaucoup de patience.
On secouait tristement la tête. Comment survivre à la mort d’une fillette de douze ans ? Comment ne pas devenir folle de douleur quand on vous ramène de la forêt où elle se promenait avec sa classe, au lieu de l’exubérante enfant partie un peu plus tôt, un corps sans vie ? Une chute malencontreuse, la nuque qui heurte une grosse racine et l’elfe joyeux n’est plus qu’une poupée immobile sur la mousse.
– Impossible ! ai-je hurlé.
Farouchement j’ai repoussé ceux qui m’entouraient de leurs bras, faisaient une barrière entre moi et ma fille, exigeant qu’on me laissât seule avec elle. Je tournai le dos à mon mari effondré. Après quelques minutes, inquiets, mes proches m’ont rejointe. Je tenais Marielle dans mes bras et lui parlais en souriant. On avait craint ma révolte, des cris, des sanglots déchirants. Cru que je m’accrocherais à elle, refusant qu’on la prépare à l’ensevelissement. Mais je confiai l’enfant à ma belle-sœur et sortis de la chambre, continuant à bavarder gaiement. On me vit gravir l’escalier et promettre une séance de cinéma. Des femmes me suivirent, mais je fermai la porte de la chambre derrière moi. Quand elles l’entrouvrirent, j’étais assise près de la fenêtre et j’interrogeais Marielle au sujet de son dernier devoir de français.
Mes parentes se regardaient, interloquées. L’une d’elles se faufila dans la chambre et s’assit dans un coin pour m’espionner, tandis que les autres rejoignaient la famille au rez-de-chaussée.

***

Maman, j’étais si bien, allongée sur la mousse. Au-dessus de moi scintillait la lumière à travers le feuillage. J’entendais rire, je devinais des jeux, des poursuites et des cabrioles. On m’attendait là-haut. Une foule joyeuse me faisait signe, m’appelait pour que je me mêle à sa sarabande à travers le ciel. J’ai toujours aimé la course des nuages. Deviné dans leurs formes des animaux extravagants. Rappelle-toi, nous nous couchions parfois dans l’herbe et inventions de folles histoires avec des personnages qui s’allongeaient, grossissaient, disparaissaient. Nous leur trouvions des ressemblances avec des gens de notre entourage et riions à en avoir mal au ventre. Bientôt je pourrais gambader parmi eux, jouer à cache-cache dans leur ouate légère, accom­pagner mes nouveaux camarades…
Pourquoi ne pas m’avoir laissée paisiblement étendue sur mon lit, ne pas avoir suivi les rites habituels du deuil ? Beaucoup de mères ont perdu des enfants. Malgré leur douleur elles ont dû s’incliner devant l’irrémédiable. La maladie, l’accident, nous autres petits défunts les avons rencontrés sur notre chemin. Nous n’en sommes pas responsables. Le destin en a voulu ainsi. Brisant notre avancée dans l’existence. Plongeant nos familles dans le désespoir. Pourquoi ne leur apprend-on pas davantage notre félicité ? La gaîté débridée qui règne ici ? Nos mères accablées de chagrin retiennent entre leurs bras notre corps de chair qui peu à peu se défait, leur échappe. Et elles continuent à vivre avec en elles une plaie qui jamais ne se cicatrisera.
Mais toi, maman, tu as refusé cela. D’autorité tu m’as arrachée à ce paradis à peine aperçu. Tu m’as empoignée, me forçant à vivre. Comment te le reprocher ? Je suis ton unique enfant. Tu m’as espérée des années durant. Tu as failli me perdre à ma naissance. Tu m’as aimée, tu m’aimes toujours d’un amour démesuré. Tu as l’intention de me forger une existence de rêve, tu me combleras, je serai une princesse. As-tu demandé mon avis ? As-tu tenté de savoir si j’en avais envie ? As-tu écouté mon père, que j’aime autant que toi ? Lui se contente de me pleurer. Malgré le déchirement il m’a laissée partir. Il vient sur ma tombe, qu’il fleurit joliment. Il revoit tout ce que nous avons vécu ensemble. Quand il m’apprenait à nager, me faisait sauter sur ses genoux. Je me blottis à nouveau contre lui, et nous restons à l’affût dans les broussailles, à admirer la grâce d’un chevreuil. Il me répète le nom des fleurs, me rend attentive au chant des oiseaux… Et, perdu dans ses souvenirs, il sourit malgré sa peine. C’est lui qui a raison, maman. Pas toi.
Quelle histoire incroyable que la mienne. Je suis à la fois sous la terre et à tes côtés. À la fois morte et vivante.

***

– Ma chérie, je m’efforce d’aider ta mère à retrouver la raison. Mais elle paraît s’enfoncer de plus en plus dans son délire. Quand j’essaie de la ramener à la réalité, elle m’accuse de t’oublier. T’oublier… Toi ma fille adorée, toi dont l’absence a fait de moi un être vide qui tente de survivre par le souvenir. D’indignation l’envie me vient de me jeter sur elle, de la frapper jusqu’à ce qu’elle se taise. Oui. Cette femme que j’ai tant aimée, que j’aime toujours, je ne la supporte plus parfois. Pourquoi le chagrin nous dresse-t-il l’un contre l’autre plutôt que nous unir ? Pourquoi ne pas lui résister ensemble ? Nous sommes prisonniers, enfermés chacun dans notre peine, imperméable à celle du conjoint. Je n’en veux pas longtemps à ta mère. Très vite je lui pardonne. Elle n’est plus elle-même. Refusant l’évidence. Se dressant de toutes ses forces contre elle. Comment ne pas la plaindre quand je la vois t’acheter des livres, préparer ton lit, t’expliquer un sujet de dissertation… Elle rit, chantonne et moi, je pleure dans la pièce à côté. Oh ! mon enfant, dans quelle détresse sommes-nous… Je le sais, des accidents comme celui qui t’est arrivé, il s’en produit souvent. On en lit les comptes rendus dans les journaux, le cœur se serre un instant et puis le quotidien nous emmène. Brutalement le malheur est sur nous. Le ciel nous tombe sur la tête, le monde arrête de tourner. Anéantis on réalise que l’univers peut basculer à chaque instant. D’un grand bonheur on tombe dans la plus grande affliction. Est-il possible alors de juger ta mère ? De la blâmer pour le stratagème qu’elle a inventé pour survivre ?
Nous avions des amis. Ils ont cherché à nous entourer, à participer à notre malheur. Mais comment réagir devant une femme qui nie la réalité ? Qui s’entête dans une mise en scène fallacieuse ? Déroutés, repoussés, incapables d’entrer dans cette mascarade, ils se sont éloignés. Nous sommes seuls désormais, ta mère et moi. Mon amour pour elle me permet de la suivre, de l’accompagner plutôt, dans son égarement. Combien de temps durera-t-il ? Aurai-je la force de rester à ses côtés s’il se prolongeait ? Je suis incapable de le dire. Je te sens toujours présente. Je ne suis pas croyant, mais persuadé qu’un paradis pour les enfants existe quelque part. Tu y seras heureuse. Je le sais de façon certaine. Cela me console un peu. Loin des divagations de ta mère, je me suis moi aussi créé un monde où je te retrouve. J’aime la nature, elle est la confidente de mes joies, de mes peines. L’ondulation des collines m’apaise, la forêt étend ses branches en bras protecteurs au-dessus de ma tête. Je respire profondément l’odeur d’humus et de champignons. Mes pas me mènent au hêtre dont les racines t’ont été fatales. Je m’assieds à l’endroit où ton corps était étendu, j’en caresse la mousse veloutée. C’est le printemps, partout alentour éclate la fraîcheur tendre des premiers feuillages. J’écoute les oiseaux. Ils s’activent, en effervescence. Ce sont ceux que nous guettions l’hiver, quand tu étais petite, sur le rebord de la fenêtre de ta chambre. Nous ne manquions jamais de leur donner des graines et nous les observions, immobiles. Tu étais sur mes genoux, je sentais ta chaleur contre moi et je t’apprenais le nom de nos charmants visiteurs. Ta préférée était la mésange bleue. En suivant du regard cet oiseau qui volette autour de moi avec d’autres congénères, me vient l’idée qu’il te ressemble. Vif, léger, primesautier comme tu l’étais. Et l’émotion me submerge quand je me rappelle soudain un bonnet de laine bleue que tu portais le dernier hiver. De la même couleur de ciel que la coiffe de l’oiseau.

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