Retour à Domme – Françoise Houdart

Le début
Soudain, quelque chose de frais effleure sa peau. Il le perçoit bien, à présent : cela se pose et s’éloigne. Cela lui butine la tempe, le lobe de l’oreille droite. Menus baisers humides. Un souffle tiède fait frissonner les longues mèches éparses sur sa nuque : Oscar écarte les mains de son visage, lentement, très prudemment. Entrouvre les yeux… Le chien détourne la tête en gémissant, comme implorant le pardon de l’homme accroupi dans l’herbe sur le bas-côté de la route, l’homme prostré qu’il avait flairé sans méfiance. « Reste », murmure Oscar. « Reste, je t’en prie. Viens là, le chien. Viens. » Oscar avance la main, mais le chien se rétracte, se lève gauchement sans quitter du regard la main tendue vers lui, hésite, puis disparaît dans la frange buissonneuse du petit bois qui jouxte la route. Un chien sans collier, perdu peut-être. Perdu comme lui. Oscar regarde autour de lui : où est-il ? Que fait-il ainsi recroquevillé sur le côté de la route à deux mètres de sa voiture ? Pourquoi a-t-il brusquement quitté son véhicule en laissant grand ouverte la portière côté chauffeur ? Une route déserte, pense-t-il, dans ce no man’s land entre deux nowhere. N’aurait-il pas remarqué un panneau signalant l’interdiction formelle d’emprunter cette route ? Zone militaire ultra prohibée ? Zone d’expérimentations scientifiques ? Mais alors, les champs de blé ?… Et les immenses pâturages qui coulent vers le creux de la combe ? Et le bois tout palpitant d’ailes et de furtifs remuements ? Non, la réalité ne peut qu’être banale. Un fait divers navrant comme on en lit chaque jour dans les journaux et sur Facebook : on l’aura attaqué par surprise, assommé, traîné hors de l’auto pour voler… Mais voler quoi, si ce n’est la voiture elle-même, sa vieille Citroën éreintée dont il n’arrive pas à se séparer ? Il se tâte fébrilement les poches : son portefeuille est toujours bien là et les billets qu’il a retirés ce matin même au distributeur de la station-service de… – impossible de revenir sur le nom de ce bled ! – toujours tassés dans la poche de son pantalon. Qu’aurait-on bien pu lui voler ? Son trousseau de clés ? Les papiers de l’auto ? Il se redresse péniblement et reprend sa place derrière le volant. La clé de contact est toujours bien accrochée à son porte-clés Dark Vador et les documents du véhicule n’ont pas quitté le vide-poche sous le tableau de bord.
Il ne se serait donc rien passé ?
Rien ?
C’est à l’instant précis où son regard se pose sur la tache rougeâtre qui macule le pare-brise que le souvenir du choc envahit son esprit, une formidable déflagration comme si la vitre avait été frappée par un éclair fulgurant. Deux filets de sang s’écoulent en diagonale pour se perdre dans le joint de caoutchouc. Le cœur d’Oscar bat à se rompre. Quelque chose a percuté le pare-brise. S’est écrasé. Quelque chose… Il faut descendre de la voiture. Aller voir. Voir… Oser. Oscar a la nausée. Des salves d’images déferlent dans sa tête. Quelque chose, balbutie-t-il. Ou… Un horrible scénario s’ébauche : il aurait fauché quelqu’un, le maître du chien ? Le corps aurait rebondi sur le capot ? Pourquoi ce chien se serait-il trouvé là sans son maître ? Mon Dieu ! Que faire ? Se calmer d’abord. Oui, retrouver son sang-froid, d’urgence, et sortir de l’auto. Chercher le corps. Un corps. Ne toucher à rien. Oscar se traîne plus qu’il ne marche, vers l’avant de la voiture. Il ne peut être tombé très loin, s’entend-il répéter dans les courtes apnées de son essoufflement. Pas très loin… Il se baisse pour regarder sous le pare-chocs, les roues… Rien. Un peu plus loin, sur la route. Autour de l’auto. Rien. En vain fouille-t-il les contrebas de la route, le fossé qui borde le champ de blé à droite, les buissons en lisière du petit bois à gauche. Il revient vers l’auto. Examine le pare-brise : la tache n’est pas très grande. Le peu de sang coagulé n’est plus qu’un graffiti brunâtre que les balais d’essuie-glace n’auront aucune peine à effacer. Sans doute aura-il heurté une petite bête que le choc aura fait rebondir sur le capot et le pare-brise. Et lui, il aura été surpris ; il aura même eu peur, Oscar. Sans doute a-t-il eu ce malaise à nouveau, quelques secondes d’inconscience. Pas grave, selon son médecin. Des vertiges. Petits malaises vagaux. Et par cette chaleur moite… Mieux vaut retourner dans la voiture. Refermer la portière sans la claquer. Tourner la clé de contact. Le moteur réagit aussitôt. Les balais d’essuie-glace effacent mécaniquement les dernières traces sanguinolentes sur le pare-brise : gauche, droite, gauche, droite, gauche… dans un va-et-vient parfaitement synchronisé qui refoule de poisseuses coulées vers les marges poussiéreuses de la vitre. Gauche, droite, gauche, droite… Le regard d’Oscar se recentre à l’interface des deux quarts de cercle nettoyés à grands coups de jet d’eau, puis son regard se fige : assis au milieu de la route, un chien le fixe de ses yeux dorés. Il a un oiseau dans la gueule. Un oiseau mort, nuque brisée.
« Donne… », murmure Oscar sans descendre de l’auto, tandis que ses mains s’unissent en une coupelle où, lentement, sa tête vient se nicher.

Flash-back…

Un après-midi d’été, il y a trente ans. Il est si petit encore, Oscar, quatre ou cinq ans, pas plus. Il est assis à côté de Mamie dans le fauteuil en osier de la véranda. La voix de sa grand-mère lui parvient encore, adoucie, filtrée par les couches sédimentaires de la vie en allée, la vie qui a emporté Mamie, il y a quelques années déjà, dans son irrépressible courant vers l’aval et, avec elle, un peu de la joie des vacances que l’été sucrait d’impatience à l’idée de retrouver la petite bande des gosses du quartier qu’il appelait « cousins », dans le grand jardin où les fruits vous tombaient dans les mains comme par miracle. Oscar connaît par cœur le livre que Mamie lit et relit, sans jamais s’en lasser, l’histoire de Boucle d’Or et des trois ours. Curieuse lecture, en vérité, car Mamie s’arrête par moments au beau milieu d’une phrase et c’est lui, Oscar, qui complète la lecture. Il n’hésite jamais. Il sait d’instinct le sens et le non-sens. Il pose ses mots dans les espaces vides, les silences de la phrase lacunaire, avec la justesse et le sérieux d’un orfèvre qui sertit une pierre rare et précieuse dans la cavité qui l’épousera. Ainsi joue-t-il avec les mots, ce curieux petit garçon à la mémoire vive, cet enfant unique qui envoie chaque année, au retour du printemps, une lettre à la cigogne pour lui passer commande d’une petite sœur.
Soudain, un choc contre la grande baie de la véranda. Le bruit formidable de l’impact semble rebondir de vitre en vitre. Dehors, rien cependant ne trouble la bourdonnante sérénité du jardin.
Oscar lève la tête : « C’est quoi, ce bruit, Mamie ? »
Ils découvrent l’oiseau au pied du vieux bouleau dont il ne reste que le tronc, droit encore dans sa silencieuse agonie. Un lierre grimpant l’a tant pris en pitié qu’il l’a complètement revêtu de ses tissages de lianes et d’ombelles.
« Ici, regarde, Mamie ! », s’écrie le petit garçon, en écartant avec délicatesse les hautes tiges des fleurs de trèfle et des boutons d’or qui poussent librement entre les racines saillantes du vieux boulierre.
« Il dort, l’oiseau ? »
Oscar avance la coupe de ses mains jointes vers l’oiseau immobile.
« Attends, bonhomme, dit Mamie en se précipitant. Il ne faudrait pas lui faire mal. »
Oscar se fige. Il observe gravement les gestes de Mamie tandis qu’elle recueille le petit corps sans vie du rouge-gorge dont la tête pendouille vers l’arrière. Nuque rompue. Vol brisé. Intolérable réalité.
Elle ment ; elle dit :
« L’oiseau est assommé, Oscar. On va lui faire un petit nid dans une boîte à chaussures. Avec beaucoup d’ouate. »
Oscar est d’accord. L’oiseau, il va l’appeler Cui-Cui, comme celui de l’histoire que madame Mélissa, l’institutrice des petits, leur raconte à l’heure de la sieste. Dans l’histoire, l’oiseau retrouve ses forces grâce aux bons soins de l’enfant qui l’a recueilli. C’est toujours à l’instant où l’oiseau s’envole qu’Oscar s’endort, le pouce en bouche, son rêve d’enfant élevé dans le ciel sur l’aile de l’oiseau. Celui-ci, il va se réveiller lui aussi. Oscar en est convaincu. Il n’accepte d’aller faire la sieste que si Mamie dépose le petit berceau de Cui-Cui sur le rebord de la fenêtre de la chambre.
« Il ne sera peut-être plus là quand tu te réveilleras, petit Oscar, lui dit Mamie d’une voix un peu tremblante. Il se sera peut-être envolé pour rejoindre ses frères ou ses amis dans le grand cerisier tout au fond du jardin. »
Oscar est un peu inquiet : Cui-Cui partirait donc sans lui dire au revoir ? Il veut le caresser une fois encore. Son petit doigt effleure les plumettes corail de la gorge de l’oiseau, l’éventail d’une aile que Mamie déploie pour lui avec une infinie prudence. Il touche le bec que la mort a soudé. Il veut y déposer un baiser.
« Il dort vraiment, l’oiseau ? » insiste-t-il, traversé par l’intuitive présomption du malheur. Il fait encore un petit signe de la main lorsque Mamie referme les tentures devant la fenêtre.
« Au-revoir, Cui-Cui. À tout à l’heure… »
À son réveil, la boîte est vide. Mais Mamie le rassure bien vite :
« Tu vois, Oscar, il est guéri, le petit rouge-gorge. Non, il n’a plus mal à la tête. Il est sans doute retourné dans son nid tout en haut du cerisier. Veux-tu que nous allions voir s’il est bien rentré chez lui ? »
Oscar accepte du bout des lèvres. Cui-Cui est un ingrat. Il ne l’a même pas remercié avant de partir. Et puis, comment le reconnaître au milieu de ses frères qui lui ressemblent tous, là-haut dans l’arbre ?
« L’oiseau qui chantera le plus près de toi, ce sera lui » dit Mamie en entraînant l’enfant vers le jardin.
Ils marchent, Oscar et Mamie, sans bruit, sur le sentier qui mène au grand cerisier tout au fond du jardin. Mamie tient l’enfant par la main. Le cerisier est un vieil arbre, lui aussi, mais de sève encore vive. Ses petites cerises noires, très amères, font les délices des convives de toutes plumes. Et ça se chamaille rudement à tous les étages de ses branches. Oscar lève la tête. Là, tout près, sur une branche basse, un sifflement joyeux.
« Tu l’entends l’oiseau ? Il te dit merci, dit Mamie.
– Oui, la rassure-t-il gravement en enserrant de ses petits bras les jambes de Mamie. Je te crois. »

Je te crois. Ce sont ces mots-là qu’il avait répétés à Mamie à l’heure de son grand envol.

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