Le début
Je m’interdis la mousse au chocolat, et de toute façon les desserts en semaine, le vin à table, l’ordinateur ailleurs que dans mon bureau.
Je m’interdis les marches en forêt, le tour du lac, les rêveries à regarder le ciel quand j’ai ouvert la fenêtre en grand.
Je m’interdis de dénombrer les verts, les feuilles des arbres, les arbres.
Je m’interdis la beauté de l’orage.
Je m’interdis la peur.
Je m’interdis de nettoyer. La crasse s’accumule dans les coins, entre les coins, et ailleurs. Sous la poussière les miroirs… bah ! les miroirs !
Je m’interdits les mots que je sais que tu aimes : collection, porte, falaise.
Je m’interdis les chansons d’Alain Souchon.
Je m’interdis d’écrire comme toi, ce qui revient à m’interdire d’écrire.
Je m’interdis de regarder les couples s’embrasser.
Pour Souchon, c’est à cause de ça, de la chanson : « Je chante un baiser ».
Je m’interdis de penser à toi.
Je m’interdis les je m’interdis.
Je m’interdis.
2
Je m’interdis les lions, les lionceaux, les zoos.
Je m’interdis de rêver.
Je m’interdis de rêver d’un lion qui se serait échappé de la cage qui occupait toute la mezzanine du salon, je m’interdis de me rappeler la suite du rêve.
La suite du rêve, c’est le lion qui passe sous la barre rose de la balustrade en verre de la mezzanine, c’est le lion qui bondit d’un bond formidable, c’est le lion qui atterrit sur le divan.
Mais non, je ne dois pas. Je m’interdis le rêve, le souvenir, le divan.
Je m’interdis de revoir en pensée que je referme la porte du salon derrière moi et que d’un nouveau bond, voici déjà le lion. Il pèse de tout le poids de ses grosses pattes velues contre le verre de la porte vitrée, et moi de l’autre côté je pousse de tout mon dos.
Je m’interdis, cela, de me le remémorer, je m’interdis de l’écrire.
Je m’interdis d’écrire.
Après, ce qui se passe, c’est assez simple.
Je m’interdis de penser trois mots.
Le lion enfonce les griffes dans le verre de la porte, et ses griffes entrent dans la chair de mon dos. Encore un peu, et le verre se briserait, mais le verre ne se brise pas. Encore un peu, je…, mais non, vois : je ne m’effondre pas, parce que je ne rêve pas, parce que je ne me souviens pas, parce que je n’écris pas, parce que je ne chante pas Alain Souchon.
Tes mains poilues je m’interdis.
3
Après je sais qu’il faut appeler les spécialistes du zoo. J’empoigne le téléphone, mais je ne sais pas comment ça marche, avec moi le téléphone ne téléphone pas, il n’y a pas moyen. Donc je compose le numéro, mais ça ne passe pas, et donc rien ne se passe.
Cela non plus, je ne veux pas m’en souvenir.
Je ne veux pas me rappeler qu’un jeune homme, je ne sais pas qui, peut-être Eddy, me pousse gentiment, me prend le téléphone des mains, compose le numéro. Et bien sûr cela marche. Ça, je me le rappelle : avec les autres, ça marche.
Je m’interdis Barbara. « C’est parce que… » Les parce que de Barbara, oui, je me les interdis aussi.
Les experts du zoo appelés par Eddy sont arrivés. Je m’interdis de penser que parmi eux j’ai repéré un homme-lion. Je m’interdis d’écrire son corps d’homme, ses jambes d’homme, ses bras d’homme, son torse d’homme, et sa gueule et ses mains de lion. Je m’interdis les mains de lion, les parce que de Barbara, de chanter un baiser. Je m’interdis.