Rien n’est rouge – François Salmon

Le début
Il est quasiment impossible de se représenter la soif qui tenaillait Billy Joe Adamson quand il arriva aux portes du saloon de Wounded Town. Une soif sans fond. Sa langue n’était plus qu’une vieille éponge sèche et jaunie qui lui semblait sur le point de se réduire en charpie. Chaque fois que par réflexe il tentait d’avaler, l’espèce de papier de verre à grain épais qui tapissait le fond de sa gorge le blessait un peu plus. Son corps entier se pétrifiait sous la chaleur implacable du soleil de midi. Même sa sueur n’avait plus rien de liquide : il la sentait traverser sa peau sous forme de cristaux de gros sel, mille morsures connexes fondues en un seul mal, une douleur sans nom ajustée pas à pas aux contours de son être. Tel était le piteux état de Billy Joe Adamson quand il arriva aux portes du saloon de Wounded Town.
Il faut dire que le pauvre gars venait de se manger à pied la moitié du désert des Mojaves, son cheval ayant été foudroyé par un crotale dont il avait dérangé la digestion d’un malheureux coup de patte – oui, précisons-le tout de suite, Billy J. Adamson n’était pas de ces cavaliers cul-serrés qui prétendent que les chevaux ont des jambes et une bouche. Le sien avait des pattes et une gueule. Une gueule, au demeurant, de demeuré, qu’il avait contractée en une grimace un peu ridicule sous l’effet expéditif du venin. En trois hoquets horrifiés, le canasson rendait son dernier râle, suite à quoi Billy Joe le bourra de coups d’éperon, estimant sans doute qu’un cheval assez con pour taquiner le crotale à trois jours de marche du moindre bled pourri ne méritait pas d’autre oraison funèbre. Puis il abandonna la charogne aux charognards et se mit en route, emportant juste sa batée d’orpailleur, ainsi que la petite provision d’eau qui ne s’était pas renversée dans la chute du quadrupède. Un quart de gallon d’une eau pas très nette contre des dizaines et des dizaines de miles de soleil brut, de rocailles, de silence et de vent. La partie était loin d’être équitable.
Notre homme était donc prêt, en entrant dans Wounded Town, à se jeter sur le premier seau d’eau, savonneuse ou non, qui se présenterait devant lui. Prêt à plonger dans un puits. Prêt à tout en somme pour se désaltérer. Mais de seau d’eau, il n’y avait pas, pas davantage de puits, non plus que d’habitant accueillant susceptible de lui offrir une pinte de quoi que ce fût. À part un coyote décharné qu’il vit traverser la main street à quelques mètres de lui, il semblait clair que Wounded Town avait été désertée depuis des mois, c’est-à-dire précisément depuis l’épuisement du gisement de cobalt qui y avait attiré une bonne centaine de colons.
Mobilisant ses dernières forces, B. J. Adamson pénétra dans le saloon avec l’espoir fragile d’y trouver l’un ou l’autre flacon abandonné. Mais s’il restait bien des bouteilles, celles-ci s’étaient unanimement éventées et les pauvres gouttes d’eau-de-feu qu’il avala derrière le comptoir défoncé n’éteignirent pas l’incendie de son larynx. Au contraire, elles semblaient l’attiser. Il s’affala sur la dernière chaise qui tînt encore debout et sentit ses illusions le quitter en désordre, comme autant de rats qui fuyaient le naufrage. Sa vie allait s’achever ici, sans témoin, au beau milieu de nulle part. Oh ! bon sang, il aurait donné n’importe quoi, père et mère, son honneur, l’or du monde, son âme, même, s’il ne l’avait déjà vendue dix fois justement pour de l’or, tout, il aurait tout donné contre la promesse du breuvage abyssal qui réponde à sa soif. Mais qui diable aurait pu lui faire une telle promesse ?
Il se résignait donc à périr quand, ses yeux s’étant peu à peu habitués à la pénombre du lieu, il distingua à l’autre bout de la salle, posé au centre d’une des tables qui n’étaient pas renversées, un verre. Un verre rempli. Et même, à bien y regarder, de plus en plus nettement à mesure que, craignant une hallucination, il s’en approchait à pas prudents, une belle coupe remplie d’une eau claire, limpide, cristalline. Il s’en saisit et la porta à ses lèvres.
Bloody hell !, qu’est-ce qu’elle était bonne, cette eau qui coulait comme de source à l’intérieur de son corps meurtri, qui soignait lentement son mal. Il but un long moment – il eut d’ailleurs l’impression d’avoir avalé bien plus qu’un simple verre – puis reposa la coupe à l’endroit précis où, sur la surface poussiéreuse de la table, sa position avait laissé un petit rond bien net. Billy Joe se sentait mieux. Il se sentait même presque bien. À tel point qu’il se mit à réfléchir, activité à laquelle, pour être honnête, il était peu accoutumé. Oh ! rassurons-nous, pas de grande réflexion philosophique, non. Tout au plus formula-t-il in petto les deux questions qu’une telle situation aurait fait germer sous le stetson de n’importe quel citoyen, aussi bas de plafond qu’il fût. La première, toute simple : qu’est-ce qu’un verre d’eau pouvait bien foutre dans un saloon ?, et dans la foulée, la seconde, plus élaborée, tout en détours et en sinuosités, mais non moins pertinente : comment cette putain de bonne eau bien fraîche – car il fallait tout de même avouer que pour de l’eau, c’était de la putain de bonne eau bien fraîche – avait-elle pu conserver sa pureté, sa surface transparente de lac de montagne, tandis que la table au centre de laquelle il l’avait trouvée, tandis que l’ensemble de la pièce, en définitive, accusait trois millimètres d’une poussière sombre, mouchetée de carcasses de cafards à divers stades de décomposition ?
B. J. Adamson remonta légèrement son chapeau et se gratta le haut du front, imitant le geste qu’il avait parfois vu faire par des gars instruits quand ils cherchaient des réponses à des questions compliquées. En vain. Il sentait les deux points d’interrogation tourner dans la soupe épaisse de sa cervelle comme autant de louches. Il les sentait fouiller, sonder, draguer la matière vaseuse de son esprit, mais ils n’y rencontrèrent rien d’un tant soit peu consistant. Il laissa donc l’exercice du raisonnement à d’autres mieux armés que lui et s’en remit au simple constat qu’il avait encore très soif. Aussi scruta-t-il à nouveau l’étendue du saloon à la recherche d’un liquide providentiel. Mais non. Peine perdue. Il n’y avait décidément rien d’autre à s’enfiler ici que cette putain de coupe de putain de bonne eau bien fraîche. Cette putain de coupe qui.
Mais Bon Dieu qu’est-ce que, Bon Dieu qu’est-ce qui que quoi.
Ce n’était pas possible.
Et pourtant si. Sur la table dégueulasse dont Billy Joe, incrédule, fixait le centre, le verre d’eau était à nouveau rempli, et d’une eau tout aussi limpide. À n’y rien com­­prendre.
Y a quelqu’un ?, couina-t-il piteusement, trois syllabes qu’il douta avoir même prononcées, tant les ombres épaisses du lieu avaient eu tôt fait de les engloutir.

5 réflexions sur « Rien n’est rouge – François Salmon »

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  4. Pattrice Picard

    Bonjour,
    J’achève à l’instant ce livre, waouh ! quel bonheur, de la belle écriture, de l’imagination, du vocabulaire. Si ce monsieur à un ou des romans à son actif, je veux les lire et le complimenter pour ce moment de bonne lecture.
    Si vous avez une adresse de contact…
    Patrice P

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