À rats qui rient, raies qui aiment – Justine Lalot

Le début
En ce premier avril, on pourrait croire à une blague. Pourtant ce n’en est pas une. Enfin si, mais elle dure depuis plus de cent ans. Alors elle ne fait plus rire grand monde.
Sûrement pas lui. Lui, c’est Simon Faucher. Ce premier avril 2014, il fête ses cent trois ans. Bien que « fête » ne soit pas le terme le mieux choisi ; « subit » serait plus adéquat. Si je m’évertue à le préciser, c’est parce qu’à cent trois ans, on n’a plus vraiment envie de s’ennuyer avec des bêtises. Or, ce qui se passe ce 1er avril 2014 n’est rien d’autre qu’une pitrerie. Une pitrerie énorme, certes, mais rien de plus.
À cent trois ans, Simon Faucher n’attend plus rien de la vie. Il attend par contre la mort avec une impatience peu dissimulée. Thérèse, sa merveilleuse Thérèse, ses mains délicates, son sourire, ses lèvres fines, l’attendent au-delà du Styx depuis cinq ans déjà. Cinq longues années passées à se morfondre, à se dire chaque matin au réveil que son heure est venue ; à constater avec dépit au coucher qu’il n’en est rien. Car, malgré ses multiples sollicitations, Simon Faucher ne peut que déplorer le fait que Jeanine – c’est comme ça que, dans son intimité, il a baptisé la grande faucheuse – ne vient pas. Jeanine le fuit même comme la peste et toutes les autres maladies qui, dans le meilleur des mondes, auraient déjà eu raison de lui. Et ça le déprime, Simon Faucher, vous ne pouvez même pas imaginer à quel point ça le déprime !
Pourtant, à son grand dam, sa dépression post-fuite de Jeanine ne le mène jamais à un état d’abrutissement total qui le conduirait tôt ou tard le plus naturellement du monde au suicide. Non, Simon Faucher doit se contenter de maugréer à longueur de journée des insanités à Jeanine. Ce qui lui vaut une réputation de vieux grincheux dans toute la ville. S’ils connaissaient la personne visée par ces anathèmes, les voisins ne le traiteraient plus de grincheux, mais bien d’allumé, voire de fou. En effet, qui peut réclamer la venue de Jeanine avec autant d’ardeur ? Personne. Enfin, personne sinon Simon Faucher.

Autrefois, Simon Faucher était écrivain. Je précise bien « autrefois », non pour vous prouver que je maîtrise la concordance des temps, mais plutôt pour insister sur le fait qu’aujourd’hui Simon Faucher a remisé la plume. Il se disait que cet abandon serait un signe : Jeanine comprendrait enfin qu’il l’appelait auprès de lui, son unique raison de vivre reléguée au rang des souvenirs. Un peu comme ces vieillards qui s’arrêtent de manger une fois qu’ils sentent leur heure venue.
Simon Faucher cessait d’écrire et attendait son heure. Mais Jeanine s’en tapait visiblement. Et chaque matin, Simon Faucher se réveillait avec cette implacable forme qui le mettait hors de lui, mais contre laquelle il ne pouvait rien. Il avait bien essayé d’autres méthodes plus radicales, comme le suicide. Mais même là il s’était planté. Et chaque tentative avortée l’avait conforté dans l’idée que Jeanine ne voulait pas de lui.
À vrai dire, après six tentatives infructueuses, Simon Faucher s’était même dit que Jeanine se moquait de lui. Ou alors qu’il était un chat. Mais hormis ses sept vies, Simon n’en avait pas les propriétés. Il s’en retourna donc à son intuition première : Jeanine le brocardait. Hasard heureux, c’est en ayant cette pensée que lui vint une idée. Une idée lumineuse… enfin morbide… Après tout, à vous d’en juger.
Simon Faucher se dit que s’il titillait sa Jeanine, s’il se mettait à se moquer d’elle aussi, elle finirait par se lasser et lui accorderait ce qu’il réclamait depuis plus de cinq ans. Ce n’est qu’à cette fin qu’il se remit à écrire. Et renoua par là même avec ses convictions les plus intimes : les mots ont un pouvoir qui dépasse les hommes et leur pensée cloisonnée.
Lui, Simon Faucher, écrivain non reconnu de son vivant, serait désormais porté au panthéon pour avoir osé braver la mort.
C’est dans cet état d’esprit qu’il commença à rédiger ses histoires.

Pour se donner du cœur à l’ouvrage, Simon Faucher extirpa de ses limbes un CD griffé en plusieurs endroits par l’usure. Le vieil homme dut se frayer un chemin jusqu’à la chaîne hi-fi que ses enfants lui avaient offerte pour ses cinquante ans. Une aubaine si elle fonctionnait encore. Quant à ses enfants, ils étaient tous morts depuis. L’un après l’autre, il les avait enterrés. Vous commencez à comprendre pourquoi il en voulait tant à Jeanine ? Ça ne se fait pas d’enterrer ses enfants. C’est inhumain. Illogique. Indécent.

Après avoir écarté des piles de livres, monticules de magazines et DVD jamais visionnés, mais témoignages directs de son pouvoir d’achat, Simon Faucher avait tenté un réveil de la chaîne hi-fi. Phase de sommeil profond. Pas de réaction. La prise gît derrière une énième pile de livres. Emboîtement de la prise dans la fiche, dos du technicien qui craque : plus de son âge de se baisser si bas. Il en sera quitte pour une douleur lancinante. Rien de plus : Jeanine est loin. Dans une paillote au Swaziland pour être précis et, avec la pandémie du sida, ce n’est pas le travail qui manque. Par conséquent, elle n’a ni le temps ni l’envie de revenir au côté de Simon, même en urgence.
Le CD toussote dans la chaîne : phase de sommeil paradoxal. Kyrie eleison. Christe eleison.
Simon Faucher blêmit : voilà cinq ans qu’il n’écoute plus de musique. Depuis le départ de Thérèse pour être exact. Et ce massacre de l’Ave Maria par cette arrière-petite-nièce qui voulait tant rendre un dernier hommage à la grande dame. Thérèse était d’une bonté à toute épreuve ; durant la messe d’adieu, Simon se retint d’interrompre la petite-nièce et sa grande aptitude à chanter faux afin d’honorer sa mémoire. Mais une fois sa Thérèse six pieds sous terre, une fois l’Ave Maria assassiné, plus question de faux-semblants : Simon Faucher expédia la petite-nièce à l’oreille absolument fausse hors de sa vie, jura qu’il ne soutiendrait plus jamais pareil affront musical et rentra chez lui. Penaud. Il ne savait plus que faire de ces mains fines qui avaient massé tant de fois les épaules délicates de sa Thérèse.
Simon Faucher, en retrouvant sa vaste demeure vide, chercha, égaré, une oreille attentive pour sourire du récit de cet Ave Maria massacré. Mais les murs restèrent de marbre. C’est là que tout périclita. Sans Thérèse, Simon pensa qu’il n’était plus rien. Alors oui, il voulut en finir. À six reprises. En vain.

La première fois, Simon Faucher tenta la solution qui lui paraissait la plus accessible : il ouvrit le gaz et s’enferma dans la cuisine. C’était sans compter sur cet abruti de chat qui avait l’ingénieuse (terme mal choisi : cela reste à prouver… mais on lui pardonne le fait de n’être qu’un chat) manie de sauter sur le mécanisme d’ouverture de la fenêtre pour venir quémander sa pitance. En entendant les miaulements nerveux du félin, Simon Faucher sortit des vapes, prit instinctivement une grande inspiration et remplit sa gamelle en soupirant.
Le deuxième essai, non moins concluant, fut une over­dose de médicaments, mais le facteur décida pour Simon qu’il n’était pas encore l’heure. Le charbon ingéré de force régla définitivement la question.
Pour sa troisième tentative de rencontre avec Jeanine, Simon voulut innover. Il mit à contribution les transports en commun. C’est qu’il avait la rancœur tenace : à cause d’un train en retard, il n’avait pu être présent à la naissance d’Évelyne, sa fille aînée. Seulement voilà, Jeanine devait être très occupée ce jour-là. Simon attendit deux heures couché sur les rails : il avait fallu que la société nationale des chemins de fer décide justement que la voie qu’il avait choisie pour se donner la mort serait désaffectée à cette date. Ce qui n’empêcha pas la police de trouver suspect le comportement du vieil homme. Suffisamment pour qu’on l’arrête et le somme de suivre une thérapie où on le bombarda de médications… qui ne suffirent toutefois pas à le conduire auprès de Jeanine comme il le désirait. Non, il paraît qu’il faut faire au moins sept ans d’études pour pouvoir décider de qui doit vivre ou mourir. Simon Faucher en déduisit que Jeanine était une étudiante hors pair, avec laquelle, armé de sa misérable licence en lettres, il ne prétendait pas rivaliser.
Pourtant l’homme ne désespéra pas. Rentré chez lui, après avoir juré ses grands dieux auprès du psychiatre qu’on ne le reprendrait plus à attenter à sa vie, il installa une potence dans son grenier. Une corde qu’il noua soigneusement en remerciant ses parents de l’avoir forcé à fréquenter des mouvements de jeunesse, un tabouret, une grosse poutre soutenant la charpente. En moins de deux heures, il s’était rendu parjure et s’apprêtait à récidiver, certain cette fois de ne pas en réchapper. Simon grimpa sur le tabouret, glissa la corde autour de son cou. Prit une grande inspiration – ça n’avait aucun sens, mais il n’avait pu empêcher ce réflexe – et bascula du pied son promontoire. Contre toute attente, ce n’est pas la corde qui céda, mais le toit. Simon se retrouva sous les décombres, avec de nombreuses contusions, une toiture à réparer et un bon pour un séjour de longue durée à l’hôpital. Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est là-bas qu’il manigança sa cinquième tentative.

Quelques jours après son arrivée en gériatrie, il se lia d’amitié avec Sigismonde Nénuphar, infirmière depuis vingt ans dans ce service. Son nom, ce mélange de fragilité et d’exubérance nominative, l’avait attendri. Du coup Simon avait entrepris ses manœuvres de séduction.
Aimant jouer aux psychologues, l’infirmière chercha à comprendre d’où venait cet acharnement pour mettre fin à ses jours, Simon lui confia son mal-être depuis la mort de sa Thérèse. Il lui glissa dans le creux de l’oreille qu’il n’avait plus rien à faire sur cette terre. Il mentit un peu… beaucoup… En rajouta une couche. Il avait une fortune colossale dont, amoindri, il ne pouvait plus jouir ; il n’avait plus d’héritier ; il ne rendrait personne malheureux en disparaissant. Avec ces arguments alignés les uns derrière les autres et présentés comme autant de confidences anodines, Simon Faucher finit par convaincre l’inconscient de Sigismonde Nénuphar. Toutefois, le vieil homme prit patience : pas question d’évaporer ses chances en raison d’un empressement passionnel. Il ne formulerait jamais la demande explicitement. Il attendrait que la proposition émane de l’infirmière, quand elle serait prête. Ce jour enfin arriva.

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