Le début
Rixensart
Dans l’espoir de me faire pardonner la goujaterie de samedi, laissez-moi, Madame, vous en raconter une autre, qui prit allure de feuilleton ; à fin heureuse, je vous rassure.
Plus de huit ans après la première guerre, l’épouse d’un professeur italien qui n’en était pas revenu reconnaissait son mari dans un amnésique dont la photo avait été publiée en désespoir de cause. On oublia ou voulut oublier que l’homme, avant sa collocation dans un asile, près de Turin, avait commis un vol. Le « professeur » et madame Canella retrouvèrent ensemble, à la joie générale, famille et enfants. Mais bientôt, suite à l’irruption d’une rivale dans ce jeune bonheur, une identité moins reluisante était attribuée au revenant.
Les procès commencèrent, non sans intrusion des autorités politiques et religieuses. Le pays se divisa en « canelliens » et « brunériens », adjectif forgé sur le vrai nom de ce simulateur. Il allait, jusqu’à sa mort au Brésil en 1941, jouer imperturbablement le rôle que le hasard lui avait offert sur un plateau d’argent. Il faut dire que la dame aimante et fortunée partie avec lui aux Amériques n’eut jamais la moindre défaillance dans son propre personnage, malgré la complexification de l’imbroglio légal et les progrès de la partie adverse. Quant au fruste Bruneri, il publia et fit en portugais des exposés dans le style néo-scolastique de son prédécesseur.
Je vous imagine une assidue des après-midi de l’Académie. Hier, un ami ayant insisté pour que j’aille l’écouter, je m’étais installé assez loin, en bout de rangée, laissant libre la place que votre ample jupe à fleurs a occupée peu avant l’entrée des intervenants. – Toi alors ! Tu n’as pas changé (la voix résonne encore dans ma tête, qui s’était relevée à cette interpellation joyeuse), Rixensart, tu te souviens ?
Je ne sais ce qui m’a pris alors de répondre sur le mode nostalgie – Oh oui, Rixensart, en serrant la main que vous me tendiez. La séance, heureusement, s’enclenchait. Et pendant que mon ami lisait son texte, je me demandais comment me tirer de ce mauvais pas : je n’ai jamais vu le patelin en question, mais je ressentais une certaine excitation à nous imaginer ensemble sur le chemin d’un lycée d’autrefois.
Tout à coup, une onde d’indignation est passée sur l’assemblée : retentissait à son plus fort volume la sonnerie d’un portable que vous avez fait taire aussitôt en m’adressant un sourire mutin. Et c’est à cause de la perturbatrice (une mère envahissante ?) que vous avez dû nous quitter dès la première pause en me glissant la carte de visite que je vous avais vu retirer de votre sac à main.
Aurai-je de vous un autre signe ? Comme on dit en Italie, « le loup perd ses poils, non son vice ».
Passé simple – André Sempoux
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