Les épines de la Couronne – Hugo Lejeune

Le début
Sur le mont Lozère, Nicolas de Lamoignon de Basville, l’intendant royal du Languedoc, domine du haut de son cheval une petite partie de sa vaste province. S’il en admire les reliefs alternant montagnes terrassées et vallées verdoyantes, ce n’est cependant que pour tromper l’attente, sa visite en ces lieux n’ayant vraiment rien d’une promenade bucolique. Bien au contraire, puisque, arrivé à la tête de troupes, en compagnie du maréchal de Broglie, l’intendant de Basville n’est pas tant là pour voir que pour être vu. De récents troubles l’obligent en effet à faire démonstration de force et de lustre pour rasseoir son autorité bafouée dans la région. Et celle du roi Louis le quatorzième, à travers la sienne.
Lesdits troubles ont commencé à Montvert, un bourg situé sur le versant méridional du mont Lozère, à la confluence des vallées du Tarn, du Martinet et du Rieumalet. Une belle et paisible région. Du moins, jusqu’à ce que l’abbé du Chayla y vienne établir sa résidence.
Archiprêtre des Cévennes et inspecteur des Missions, celui-ci avait notamment pour tâche de pourchasser les protestants rebelles. Il venait d’en arrêter tout un groupe – essentiellement des femmes et des enfants tentant de rejoindre Genève – quand une trentaine d’insoumis brandissant des flambeaux vinrent exiger leur libération.
Refusant de s’en laisser imposer, l’abbé donna l’ordre à ses gens de les disperser à coups de fusil. Deux huguenots furent ainsi abattus juste devant la porte d’entrée sur laquelle ils tambourinaient. Mais, loin de faire refluer les autres, ça les poussa à bouter le feu à la solide bâtisse pour forcer ses défenseurs à en sortir.
Les domestiques furent les premiers à tenter leur chance. Comme il ne leur arriva rien, les gardes se défirent de leurs armes et se hâtèrent de les imiter, laissant les portes ouvertes derrière eux.
Une dizaine d’assaillants en profita pour s’introduire aussitôt dans la résidence. C’est qu’il fallait faire vite, avant que l’incendie n’interdise tout sauvetage des prisonniers.
Isolé, l’archiprêtre se mit à craindre pour sa vie et alla se réfugier à l’étage. Seulement, la fumée montait aussi, et les flammes n’allaient pas tarder à suivre. Le jésuite finit donc par se résoudre à tenter de sortir discrètement par-derrière, à l’aide de draps pendus à une fenêtre.
Sa fuite n’échappa toutefois pas à la vigilance des protestants qui encerclaient la demeure. Criant l’hallali, ils le prirent aussitôt en chasse.
L’ecclésiastique eut beau courir aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient, peu coutumier de ce genre d’exercice, il fut lardé de tant de coups de couteau que l’on ne put tous les dénombrer.
Au même instant, les prisonniers sortaient de la résidence en flammes. La plupart devaient se faire porter, car ils avaient été torturés au point de ne plus pouvoir marcher.
Leurs libérateurs furent si fâchés de les trouver pareillement mutilés que beaucoup ne voulurent plus se sauver avec eux comme ils l’avaient initialement prévu. Au contraire, armés des fusils trouvés chez l’abbé, ils décidèrent de se venger sur d’autres persécuteurs de toutes les cruautés qu’eux et leurs coreligionnaires avaient trop longtemps endurées.
C’est à une demi-lieue de là, au hameau de Frutgères, qu’à la lueur de flambeaux, les insoumis s’en allèrent faire sentir le feu de leur colère. Ils choisirent ce lieu parce qu’un curé du nom de Reversat y officiait en tant que délégué de l’abbé du Chayla.
Chemin faisant, afin de ne pas laisser fraîchir leur ardeur, ils s’encourageaient du chant de psaumes, et c’est ainsi, en chanson, qu’ils entrèrent dans le hameau. Cela attira bien évidemment l’attention. Les armes qu’ils arboraient avec fierté dissuadèrent toutefois les curieux d’approcher.
S’il n’avait été plus fidèle à ses habitudes gargantuesques qu’à l’exemple du Christ, peut-être Reversat eût-il également été alerté par le bruit et aurait-il trouvé une occasion de s’échapper. Mais il avait tellement fait bombance et abusé du vin de messe qu’il dormait à poings fermés.
Et c’est à poings fermés qu’on le réveilla. Après quoi, il fut abandonné inconscient aux flammes qui le dévorèrent, ainsi que son église, sans qu’aucun villageois ose seulement se montrer.
Rien, ni personne ne s’opposant à eux, les mécontents ne voulurent pas s’arrêter en si bonne voie. Chantant toujours, ils marchèrent sur le village de Saint-André-de-Lancize, où, ne trouvant pas le curé, ils reportèrent leur colère sur son église.
L’incendie faisait rage lorsque le prêtre se montra enfin. Réfugié dans le clocher et cerné par les flammes, il appelait à l’aide. Mais, ici aussi, nul ne prit le risque de se porter au secours du clerc, si bien que le malheureux n’eut bientôt plus d’autre choix que de sauter… et se brisa ainsi le cou.
Les insoumis se rendirent ensuite jusqu’au château de la Devèze, auquel ils mirent également le feu, après en avoir massacré tous les occupants. Et il y a fort à penser qu’ils n’en seraient pas non plus restés là si le capitaine Poul n’était accouru à la tête de ses dragons.
À la seule vue des uniformes écarlates, les révoltés furent pris d’une telle panique qu’ils déposèrent aussitôt les armes. C’est donc sans coup férir que Poul les captura pour les livrer à la justice du Roi.
Afin que celle-ci puisse être rendue sans délai, l’intendant de Basville manda aussitôt à la chambre de justice de Florac de se réunir. Il lui transmit également ses instructions: quelques-uns de ces rebelles hérétiques devaient être condamnés à des châtiments exemplaires, afin de faire sentir que, hors la loi du Roi, il n’y a que souffrance et trépas!
Les juges s’y conformèrent de bonne grâce, diversifiant les sentences exemplaires, afin de mieux démontrer la juste inclémence de la couronne. Et, pour que cette démonstration soit plus éloquente encore, Basville se fit un devoir d’y ajouter l’argument de son autorité en venant assister en personne aux exécutions capitales.
L’intendant du Languedoc n’est-il pas, après le Roi, le personnage le plus illustre de toute une moitié de la France?
Ayant avoué être l’un des meurtriers du père Reversat, Moïse Bonnet fut le premier à payer pour ses crimes. On le pendit en face de l’église brûlée à Saint-André, devant un rassemblement de nouveaux convertis dont on jugeait nécessaire de renforcer les convictions.
Puis, désireux de marquer les mêmes étapes que les fanatiques, sans toutefois en suivre l’ordre, l’intendant fit organiser la deuxième exécution aux abords des ruines du château brûlé à Devèze. Armé d’une lourde barre de fer, le bourrel y rompit les membres et le tronc de Pierre Nouvel, prenant bien garde de ne pas le tuer sur le coup – et, des coups, il en donna cinq –, afin que le supplicié connaisse ensuite une lente et édifiante agonie sur la roue.
Enfin, c’est à Montvert, face à la résidence incendiée de feu l’abbé du Chayla, que se prépare le châtiment le plus exemplaire, celui du meneur de la bande, dont Basville, dans son attente, s’amuse à penser qu’il ne doit plus en mener bien large à présent.

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