Michel Claise – Souvenirs du Rif

Le début

Le gigantesque massif de roches grises envahi des flancs au sommet par le vert éclatant d’une végétation sauvage, née de pluies régulières et de la caresse insistante du soleil, abritait en ses creux de larges plaines, habitées et cultivées. Au volant d’une petite Peugeot de location, le capitaine de police Alain Denoyer se disait, par moments, que ce modelé du paysage et sa respiration lui rappelaient sa jeunesse et les lieux des vacances où ses parents, qui préféraient l’effort de la randonnée en montagne à l’indolence des plages, l’emmenaient pour parcourir les sentiers heureux et insouciants de l’enfance. De la route il pouvait apercevoir les paysans, qui, le dos en équerre, accomplissaient le geste universel de celui qui arrache du sol le produit de la récolte, tandis que leurs femmes entassaient dans des carrioles tirées par un âne le contenu de paniers remplis à ras bord de plantes à feuilles vertes. Le profil des montagnes ressemblait aux cartes postales qu’il envoyait chaque année à ses grands-parents, avec la même phrase : Bisous des Vosges. Ou du Jura. Mais là, il n’était pas en France. Ni même en Europe. Le policier se trouvait au cœur du Rif, une étendue de 20 000 km2 dans le Nord du Maroc, et ce que ces paysans enlevaient à la terre n’était rien d’autre que du cannabis. Du cannabis, qui pousse plus abondamment et plus vite encore que n’importe quelle mauvaise herbe. Du cannabis à perte de vue, chaque centimètre carré de ce territoire lui étant consacré.
La guimbarde n’avait pas la clim, mais ils roulaient fenêtre fermée malgré la température déjà élevée de cette fin de matinée de début avril. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur pour s’assurer que plus personne ne les suivait. La chemise collée au corps par la transpiration, il vit sur le côté de la route cabossée le début d’un chemin de terre, qu’il emprunta pour se garer en toute sécurité. Les passagers purent souffler. Le capitaine Denoyer, qui, à quarante et un ans dont quinze aux « stups », en avait pourtant connu d’autres, avait eu très chaud. Cela faisait une bonne heure qu’après avoir quitté Nador et pris la direction des montagnes, la vieille Peugeot s’était fait coller le train par des jeunes gens entassés à six dans un 4 x 4, qui les avaient invités à s’arrêter avec force gestes ; d’autres, toujours dans de grosses voitures, avaient pris le relais à un point précis de la route. Les véhicules plus puissants se mettaient à leur hauteur et, imperceptiblement, tentaient de les coincer sur le bas-côté, malgré de grands signes amicaux et des sourires accompagnés du geste de celui qui propose quelque chose à fumer. Par réflexe, le capitaine Denoyer avait relevé sa fenêtre pour éviter tout contact vocal. Il s’était contenté de les saluer de la main, leur rendant leur sourire, le pied prêt à enfoncer l’accélérateur et à leur foncer dessus si nécessaire, pour appliquer la technique « rotor » apprise à l’entraînement, en espérant que le moteur poussif ne l’abandonne pas au moment critique. Ce n’étaient que des vendeurs de haschich, qui se répartissent le territoire par tranches de kilomètres très précises pour chasser les clients potentiels et qui avaient fini par renoncer à arrêter ce gibier peu intéressé par un contact dont la nature ne laissait aucun doute. La plupart des Européens s’aventuraient dans la région en quête d’un achat ponctuel de haschich pour une consommation immédiate ou en vue d’une commande plus importante destinée à l’exportation. Ces jeunes gens qui communiquaient visiblement entre eux par radio, comme les grandes antennes plantées sur les ailes des capots le laissaient supposer, leur proposaient alors de satisfaire la demande. C’était donc un commerce à la concurrence bien organisée.

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