Agathe Gosse – Les hommes que Rosa aimait

Le début

ZigZag, disait Rosa, notre mère. Plus court, plus rapide. Elle n’avait pas que ça à faire. Elle n’allait pas s’attarder sur nos prénoms insolites. Elle nous appelait pour la vaisselle, les poubelles, le vieux à redresser parce qu’encore une fois, devant la télé, il s’était effondré, la tête trop lourde, le corps basculé par-dessus l’accoudoir râpé du divan. Le grand-père cacochyme, à peu près sourd et muet que nous adorions. À jamais et pour toujours.
Ce que nous n’avouerions pas, parler d’aimer dans notre famille, c’était croire au père Noël, nous n’y avions jamais cru, pas l’occasion.
Si on ne parlait pas d’aimer à la maison, l’amour était partout. Il cimentait les murs, nous enveloppait, nous tenait chaud au ventre. Amour guimauve et miel, cris et murmures. Nous en étions inconscients alors. Des tensions nous éloignaient les uns des autres.
Aimer dans notre maison, ça tenait au corps, ça battait au cœur des veines, ça ne demandait que ça, battre, ça ne demandait pas de mot. Et nous sommes partis en guerre pour cela, pour l’amour.
C’est cela que je dois raconter aujourd’hui. Tout ce qui s’est passé, la chronique de cette famille particulière, la mienne. Pour qu’on se souvienne.
Aujourd’hui, j’ai vingt ans. J’en avais alors quinze, et Zig quatorze.

ZigZag, nous surnommer comme ça pour rire sans doute, se moquer un peu de tout et des autres. Coup sur coup, deux garçons, nous n’étions pas jumeaux, non, nous avions un an d’écart. Mais nous faisions la paire, ça oui, d’où ZigZag, raccourcis de nos invraisemblables prénoms choisis par notre père qui avait toujours eu beaucoup d’humour, c’était un joyeux, mais sa joie, nous ne la connaissions pas.
Nous ne demandions plus: «Où est Papa?» Parce que la réponse était la même depuis toujours.
Dehors. Le haussement d’épaules simultané soulignait l’évidence de la réponse, l’absurdité de la question.
ZigZag. Nous courions en tous sens. Nous vivions sans père. Nous pensions: «Aucun problème».
Des hommes à la maison, il y en avait bien assez. L’oncle Bob, en permanence, un des deux frères aînés de Rosa. Ses deux plus jeunes frères ne restaient pas trois jours sans donner des nouvelles ou passer voir leur sœur, la famille, les meubles et se tenir au chaud dans la cuisine.
L’ancêtre, notre grand-père paternel qui ne parlait plus depuis longtemps mais faisait tant de grimaces et de farces qu’on ne l’oubliait jamais.
«Nous passons», disaient nos deux demi-frères aînés. Ils mangeaient, prenaient un bain, chez eux la douche foirait encore, dormaient parfois. Rosa élevait la voix: ils n’étaient bons à rien, qu’à traîner, elle leur avait tout sacrifié… puis elle les embrassait, les pressait contre sa formidable poitrine.
Ils repartaient, le regard vague, les épaules droites. Une main cherchant la poche intérieure, la poche revolver du cœur, l’autre virevoltant, montrant une direction, droit devant et «Adieu la compagnie!» Cognaient du poing nos poings plus petits et rigolaient. «ZigZag! Faites gaffe, les ptits cons!» Alors, leur sourire à bouffer la lune.
Eux, c’étaient Pierre et Pol. Ils allaient par deux aussi, mais n’avaient pas le même père.
Et puis, il y avait Simon (ou Sim ou Sim Simon). Un autre demi-frère, le troisième fils de Rosa, juste avant nous, avant moi. Lui, c’est spécial, lui, c’est grave.
«Foutu-cinglé», chuchotait notre mère dans son dos.
D’autres hommes encore? Oui, ceux qu’elle accueillait à l’époque à la maison, dans sa chambre et dans son lit. Un nouveau tous les six mois. Parfois plus, parfois moins. C’était une moyenne.
Elle en riait. «Faut toujours qu’ils tombent sur moi! Ah! Heureusement que j’ai passé l’âge!»
Zig fronçait les sourcils. Je traduisais: «Elle n’aura plus de bébé.» Nous en étions ravis, nous aimions mieux conserver notre statut de petits derniers.
Pas jumeaux. Mais toujours ensemble. Toujours. Plus simple, pour tout. Pourtant différents et ne faisant rien pareil. Envers et endroit, on aurait pu nous appeler.
À croire que nous avions deux pères.
Mais là, non. Rosa l’avait affirmé et même juré sur sainte Rita, et ça, c’était exceptionnel.
Cet homme, notre père, avait passé le plus long séjour d’un homme dans sa maison. Environ cinq ans. Elle avait encore du mal à s’en remettre, qu’elle disait. Il lui avait mangé le cœur et embrouillé la tête.
C’est pour ça qu’elle ne voulait pas trop en parler. Elle si bavarde. Quand nous la questionnions, elle nous houspillait. «Dehors!» Comme pour le chasser encore, toujours, de sa vie.

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