Michelle Fourez – Seules

Le début
Moi, je n’ai pas eu d’enfant.
Le sang a cessé de couler, maintenant. C’est trop tard.
Le sang a cessé de couler, et j’ai enterré ce désir dans un coin de mon cœur, dans un coin de mon corps, là exactement, dans mes doigts boursouflés. Toujours je garde les mains fermées, pour que personne ne les voie.
C’est surtout le jour où – je devais avoir cinquante ans – je l’ai rencontrée, elle, que j’ai pu commencer à oublier ma souffrance.
Je l’ai rencontrée à l’hôpital. J’y avais été admise d’urgence suite à une grave blessure à l’œil: mon rosier préféré m’avait trahie d’une branche trop haut poussée dont je n’avais pas appris à me méfier. Sept jours les yeux bandés dans l’obscurité, avec l’angoisse d’avoir perdu le moins mauvais de mes deux yeux, l’angoisse d’être presque aveugle. Œdipe sans Antigone, dans l’obscurité de cette chambre trop chaude en plein juillet lumineux. Car je sentais la lumière s’infiltrer par la fenêtre entrouverte, je la sentais à travers le silence de l’air.
Elle était couchée dans le lit à côté du mien, de l’autre côté de la pièce; loin, je le devinais aux voix éteintes lorsqu’elles échangeaient quelques mots, elle et celles qui venaient la soigner. Très peu de mots, surtout avec l’infirmière qui parlait le français avec un accent flamand ; à elle, elle répondait à peine, comme gênée de ne pouvoir lui parler dans sa langue, d’une voix fluette à laquelle je ne pouvais pas donner d’âge. Avec moi, elle ne parlait pas du tout. Pendant deux ou trois jours, elle n’a rien dit. Je la saluais le matin, avant de chercher à tâtons ma tasse de café amer, quand on nous apportait le plateau du petit-déjeuner. Je refusais que l’on m’aide à manger, décidée à assumer le cas échéant ma cécité.
Je ne savais pas de quoi elle souffrait, ni pourquoi elle était là. Peut-être était-elle trop faible pour parler, trop vieille, au seuil de la mort. Peut-être mourrait-elle tantôt, plus tard dans l’après-midi de juillet, et ne l’entendrais-je pas mourir. Personne ne lui avait rendu visite depuis mon arrivée. Aucune conversation avec un proche qui eût pu m’éclairer sur celle avec qui je partageais, à mon corps défendant, le lieu de ce voyage intérieur.
Je me hasardais pourtant à prononcer au fil des heures quelques-unes de ces phrases vides qui créent le lien entre nous et les autres : il fait plus frais aujourd’hui, tant mieux ; il a fait de l’orage cette nuit, le tonnerre m’a éveillée… Mais je me heurtais à son silence. J’en avais pris mon parti: rien ici ne me distrairait du cercle infernal de mes pensées, les mêmes, toujours les mêmes. Lui, le seul homme qui ait compté, et avait choisi de partir. Lui, l’enfant que je n’avais pas eu, et cette peine que j’avais à supporter leurs conversations à toutes, mes amies, mes collègues, sempiternelles conversations sur l’enfant qui grandit, qui ne dort pas, qui mange trop, qui ne mange pas, qui réussit son examen de piano, qui rate les examens de juin…
Supporter le chagrin de celle dont le petit-enfant vient de naître sourd, mais elle, au moins, elle en a un, de petit-enfant. Supporter en silence parce que, lorsqu’elles parlent toutes ainsi, je me fais petite, au bureau, je me tais, je me terre au fond de ma tasse de café où la cuillère sonore tourne en rond là où le sucre a fondu depuis longtemps.

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