Euphémie
14 x 20,5 cm, 160 pages
ISBN 978-2-88253-549-8
EUR 16.-
C’est sans doute l’une des angoisses lancinantes de notre époque. Ou peut-être de tous les temps.
Trouver sa place dans le monde professionnel, quand la tendance est au dégraissage et à la déshumanisation des rapports. Quitte à écraser l’autre. Se profiler face à la concurrence, évincer les rivaux.
Trouver sa place dans une société de plus en plus clivée.
Trouver sa place quand on porte comme une tare la culpabilité d’un autre. Ou sur ses seules épaules le poids de la vérité.
Trouver sa place auprès de l’autre, jusqu’à se l’accaparer.
Trouver sa place quand la vie s’obstine à nous refuser le rôle convoité.
Et la foi, a-t-elle encore sa place dans un monde fanatiquement laïc ?
… si tout l’enjeu se résumait à ça ?
Quand elle ne traduit pas, Sabine Dormond écrit, surtout des nouvelles. L’écriture lui est prétexte à rassembler des gens : elle anime des ateliers et des débats, co-fonde en 2011 Les dissidents de la pleine lune, un café littéraire en pleine expansion, et préside pendant six ans l’Association Vaudoise des Écrivains. Sous la houlette de la Maison éclose, elle lit aussi ses textes à l’oreille des curieux dans des décors somptueux et des lieux improbables.
En librairie le 16 août 2018 (le 23 août en Suisse)
Les premières lignes
On n’est encore, pour une heure, que le vingt-trois du mois, et mon compte navigue déjà à l’orée du rouge. Le frigo a des allures de plaine morte et les provisions du buffet se résument à un paquet de spaghetti entamé et à une boîte de thon datant de l’époque où je pouvais m’offrir le luxe de laisser passer une date de péremption. Je n’ai le courage ni de l’ouvrir, ni de la jeter. Malgré l’état de mes finances, un crochet au Magasin du Futur s’impose. Je me gare tout près de l’entrée, sur l’immense parking désert. Oui, je fais partie de ceux qui achètent de l’essence quand ils n’ont plus les moyens de s’offrir une scarole, il faut habiter Montrou pour comprendre que la mobilité puisse être une absolue priorité. Je glisse ma carte de fidélité dans la fente et la porte coulisse. À passé vingt-trois heures dans un bled pourri qui n’a qu’un vieux troquet, un bowling et une chorale à offrir pour tout divertissement, le supermarché est ouvert, comme n’importe quel autre jour de la semaine, dimanche inclus. Parce que le Magasin du Futur n’est pas un supermarché comme un autre. Et que les syndicats seraient bien en peine d’y trouver à redire.
Les yeux rivés sur l’écran tactile, je suis en train de passer en revue les gammes d’articles correspondant à mon budget dans cet assortiment vertigineux quand la porte vitrée s’écarte à nouveau. Deux clients coup sur coup, voilà qui n’est pas banal à une heure aussi tardive. Je tourne la tête pour voir si c’est quelqu’un que je connais, et la surprise me cloue sur place. La dame qui vient de faire irruption est sapée comme la reine d’Angleterre. Tailleur chic, bijoux classe, sac Vuitton, chaussures Dolce & Gabana, foulard Hermès, accessoires de luxe dont chacun représente l’équivalent de mon salaire annuel.
Elle se dirige d’un pas assuré vers l’un des écrans, sélectionne un article et va le ramasser dans le bac. Un paquet de cigarettes mentholées. La simple vue de l’emballage me donne la nausée. J’ai horreur de ce chaud-froid, de ce répugnant contraste d’odeurs. Laissant la bourgeoise à ses addictions, je reprends mes courses où je les avais laissées quand je l’entends s’exclamer :
« Il n’y a personne ici ? »
Inutile de lui faire remarquer ma présence. À l’évidence, je ne suis pas ce qu’elle appelle quelqu’un. Elle détaille le local, ses yeux s’attardent autour de la porte. Étrangement, les battants ne se sont pas écartés sur son passage, comme ils le font habituellement dès qu’on s’avance dans la zone de sortie. Je m’en amuse un instant, avant de lui expliquer :
« Vous fatiguez pas à chercher un bouton à l’intérieur. La porte est censée s’ouvrir automatiquement dès que le système détecte une présence dans le périmètre.
– Et quand ça ne fonctionne pas ?
– Avant, il y avait un surveillant pour donner l’alerte. Mais il a été viré. »