Ma place dans le circuit – Sabine Dormond

Le début
On n’est encore, pour une heure, que le vingt-trois du mois, et mon compte navigue déjà à l’orée du rouge. Le frigo a des allures de plaine morte et les provisions du buffet se résument à un paquet de spaghetti entamé et à une boîte de thon datant de l’époque où je pouvais m’offrir le luxe de laisser passer une date de péremption. Je n’ai le courage ni de l’ouvrir, ni de la jeter. Malgré l’état de mes finances, un crochet au Magasin du Futur s’impose. Je me gare tout près de l’entrée, sur l’immense parking désert. Oui, je fais partie de ceux qui achètent de l’essence quand ils n’ont plus les moyens de s’offrir une scarole, il faut habiter Montrou pour comprendre que la mobilité puisse être une absolue priorité. Je glisse ma carte de fidélité dans la fente et la porte coulisse. À passé vingt-trois heures dans un bled pourri qui n’a qu’un vieux troquet, un bowling et une chorale à offrir pour tout divertissement, le supermarché est ouvert, comme n’importe quel autre jour de la semaine, dimanche inclus. Parce que le Magasin du Futur n’est pas un supermarché comme un autre. Et que les syndicats seraient bien en peine d’y trouver à redire.
Les yeux rivés sur l’écran tactile, je suis en train de passer en revue les gammes d’articles correspondant à mon budget dans cet assortiment vertigineux quand la porte vitrée s’écarte à nouveau. Deux clients coup sur coup, voilà qui n’est pas banal à une heure aussi tardive. Je tourne la tête pour voir si c’est quelqu’un que je connais, et la surprise me cloue sur place. La dame qui vient de faire irruption est sapée comme la reine d’Angleterre. Tailleur chic, bijoux classe, sac Vuitton, chaussures Dolce & Gabana, foulard Hermès, accessoires de luxe dont chacun représente l’équivalent de mon salaire annuel.
Elle se dirige d’un pas assuré vers l’un des écrans, sélectionne un article et va le ramasser dans le bac. Un paquet de cigarettes mentholées. La simple vue de l’emballage me donne la nausée. J’ai horreur de ce chaud-froid, de ce répugnant contraste d’odeurs. Laissant la bourgeoise à ses addictions, je reprends mes courses où je les avais laissées quand je l’entends s’exclamer :
« Il n’y a personne ici ? »
Inutile de lui faire remarquer ma présence. À l’évidence, je ne suis pas ce qu’elle appelle quelqu’un. Elle détaille le local, ses yeux s’attardent autour de la porte. Étrangement, les battants ne se sont pas écartés sur son passage, comme ils le font habituellement dès qu’on s’avance dans la zone de sortie. Je m’en amuse un instant, avant de lui expliquer :
« Vous fatiguez pas à chercher un bouton à l’intérieur. La porte est censée s’ouvrir automatiquement dès que le système détecte une présence dans le périmètre.
– Et quand ça ne fonctionne pas ?
– Avant, il y avait un surveillant pour donner l’alerte. Mais il a été viré. »
Elle pousse un profond soupir, consulte sa montre. Essaie de passer un appel.
« Pas la peine, y a pas de réseau. À cause de la vitre blindée. »
Elle me jette un regard exaspéré :
« Vous avez l’air sacrément au courant.
– Normal, j’ai taffé ici pendant trois piges.
– Et vous ne savez pas comment on peut sortir ?
– Quelqu’un finira bien par ouvrir de l’extérieur. Y a qu’à attendre. Mais à plus de vingt-trois plombes, ça se bouscule pas au portillon. On risque bien d’y passer la nuit. »
Elle me toise comme si j’avais proféré une obscénité.
« Vous ne pouvez pas casser la vitre ?
– Même avec un marteau, c’est mission impossible. Mais si ça vous amuse d’essayer, il y en a dans l’assortiment du Magasin. Moi, j’ai pas les moyens, ni pour le marteau, ni pour me défendre au cas où on m’accuserait de déprédation du bien privé.
– Mais c’est pas possible, j’ai une réunion de la plus haute importance demain matin, des intérêts à défendre, je dois être fraîche et en forme.
– Navré pour vous. »
Son expression affiche une telle condescendance que je ne peux m’empêcher d’ajouter :
« Vous savez, ça ne me fait pas vraiment bander non plus, l’idée de passer un moment en votre compagnie. »

Montrou a connu son heure de gloire, une gloire à l’échelle montrousienne, mais tout de même, lorsqu’un géant de l’industrie pharmaceutique a implanté une filiale dans les environs, trois décennies auparavant. Grâce à l’afflux de tous ces ouvriers, la localité avait largement atteint le quota requis pour se gargariser du titre de ville, douze mille habitants la nuit, même s’il n’en restait que quelques centaines la journée et que les âmes en question ne s’y livraient guère à d’autres activités qu’un sommeil réparateur.
Encouragée par cet essor, Montrou avait vu grand. Des investisseurs cherchaient à l’époque une zone industrielle où implanter le tout premier Magasin du Futur. La bourgade agricole avait réussi à se profiler, faisant valoir le prix du terrain, la relative proximité des centres urbains, des perspectives de développement des réseaux ferroviaire et routier, des avantages fiscaux. Ses arguments avaient fait mouche, elle avait décroché le jackpot. Dès le début des travaux, un vent d’espoir s’était mis à souffler sur la localité. Les gens ne parlaient que de ça : une nouveauté à l’échelle nationale, européenne, mondiale même, la première grande surface entièrement automatisée, sans personnel de vente, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Un concept inspiré des Selecta, mais à une tout autre échelle, comme en témoignaient la taille du parking et l’envergure du bâtiment.
Dès l’ouverture, les gens s’étaient rués. On pénétrait dans le local d’accueil à l’aide de sa carte fidélité. Des dizaines d’écrans tactiles disposés à différentes hauteurs proposaient l’assortiment complet d’un supermarché. On y sélectionnait ses articles en entrant les codes correspondants et on s’acquittait du montant dû au moyen d’une carte bancaire ou en espèces. Des bras articulés déposaient ensuite simultanément tous les produits choisis sur un tapis roulant qui les acheminait, comme les valises à l’aéroport mais en moins d’une minute, jusqu’à l’une des nombreuses bouches de sortie où le client pouvait les emballer à son rythme. Pas de petites mains derrière cette prouesse technologique, tout était robotisé, l’ensemble du processus numérisé, l’inventaire des ventes s’effectuait en continu et les fournisseurs pouvaient en tout temps vérifier à distance l’état des stocks. Le seul et unique poste nécessitant encore une présence humaine sur place était celui de surveillant, pour prévenir vandalisme et agressions.
J’avais eu le flair de postuler et la chance de voir ma candidature retenue juste avant le séisme qui allait inverser le cours de cette success story. En écrivant ma lettre de démission au groupe pharma, j’étais loin de me douter que les six mille autres employés de la branche que comptait notre localité recevraient leur congé deux mois plus tard. Pour cause de délocalisation, Nouvattrist ayant décidé de fermer le site de Montrou. Les gens qui optaient pour une réaffec­tation se voyaient proposer un poste moins bien rétribué dans une cité industrielle de Rhénanie du Nord où se trouvait désormais l’usine la plus proche. Viscéralement attaché à Montrou malgré tout, de par mes racines et mon sédentarisme, je m’étais félicité de mon intuition.
En quelques années, notre cité-dortoir était redevenue village, un village à l’abandon, stigmatisé par la paupérisation, sans le charme des bourgs paysans. Un coup fatal pour le Magasin du Futur. La clientèle locale avait disparu. Passé le premier engouement, celle-ci d’ailleurs s’était raréfiée, la rotation des marchandises ralentie, les produits frais défraîchis. L’emplacement étant trop décentré et l’assortiment trop semblable à celui de la concurrence pour inciter les citadins des environs à un pareil détour. Les quelques rares véhicules perdus sur l’immense parking désert attestaient ce déclin.

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