Dieu le potier et quelques autres – Françoise Houdart

Le début
La grosse Mercedes noire s’est immobilisée dans un discret ronflement qui s’étiole aussitôt dans le silence. Temps pétrifié. L’attente plane, indécise. Soudain, venu du silence même, le bref sifflement d’un oiseau sentinelle. À l’arrière de l’automobile, un léger mouvement de la vitre teintée qui descend, lentement, devant un visage encore à-demi dissimulé dans la pénombre de l’habitacle. Puis la voix, calme elle aussi, comme épargnant son souffle :
« C’est bon, Louis.  Nous attendrons quelques minutes encore. »
Combien de fois ce scénario ne s’est-il pas répété, au même lieu, à la même heure matinale, quelles que soient la saison, l’humeur du temps ou celle de la vie ? Combien de fois, attentif au moindre signe de son discret passager, partageant avec lui, jour après jour, l’émerveillement toujours renouvelé du rendez-vous avec l’étang à la frange du matin, Louis ne s’est-il pas enivré des fortes haleines de l’air pénétrant furtivement dans la voiture par la vitre baissée, odeurs fangeuses des vases croupissantes mêlées aux senteurs sauvages des terres et des herbes humides de la berge ? Ce matin, un trait folâtre d’ail sauvage se hasarde dans l’habitacle. Louis s’éclaircit la voix avant de se tourner vers son impassible passager :
« Ce sera quand Monsieur…
– Attendons encore un moment. L’eau est si calme, Louis. Si calme.
– Oui, Monsieur Rémi. Calme. Si calme…
– Et brillante. Si brillante… Ce scintillement, Louis. Mon dieu, ce scintillement !… »
Le regard du vieil homme s’envole comme s’évade un oiseau de sa cage entrouverte ; s’envole, touche, effleure la peau nacrée de l’étang ; ricoche au ras de l’eau, puis se disperse dans la gaze lumineuse de la brume matinale. La jeune lumière d’avril ébouriffe les tendres feuillages des bouleaux du pourtour en réveillant les nids. Bientôt commencera l’incessante tâche du gavage des petits et, dans les coulisses herbeuses de la rive, les vigoureuses joutes oratoires des batraciens impatients.
« Monsieur  Rémi ?…
– Allons-y, Louis. Fais exactement comme d’habitude. Exactement.
– Oui, Monsieur. Exactement. »
Louis descend de l’automobile en rajustant son képi. C’est un vieil homme, lui aussi, aussi âgé que celui qu’il accompagne depuis près de trois-quarts de siècle : le « patron » dit-il parfois parce qu’il n’y a pas d’autre réalité que celle-là et que Louis s’en est toujours accommodé. Le temps n’anoblit-il pas les tâches les plus humbles ? Ne les rend-il pas essentielles, vitales même, car si intimement insérées en le tissu de la vie d’autrui que l’idée d’en être privé, pour quelque raison que ce soit, en devient insupportable ? Ainsi Louis est-il le chauffeur de Monsieur Rémi, le seul employé de la maison de Monsieur qui ait toujours occupé la même fonction, jour après jour, nuit après nuit, éminemment respectée entre toutes, incessible, inaliénable, soumise à la fragile volonté du souffle de Monsieur. Louis, donc, descend de l’automobile avec la raide lenteur des hommes de son âge. Il ne referme pas la portière. Monsieur ne le supporterait pas. Monsieur ne tolère la solitude qu’en la compagnie de Louis. C’est pourquoi Louis ne quitte jamais Monsieur. Jamais des yeux.
Jamais.
Il s’avance à présent, à petits pas prudents, vers le bord de l’étang où la pente s’allonge mollement jusqu’à se laisser titiller par les espiègleries des vaguelettes. Puis, le regard apaisé, il se tourne vers l’automobile. Ici ?, interroge-t-il d’un geste de la main. Un très léger mouvement de tête lui répond par l’ouverture de la vitre : oui, là.
Louis connaît bien le scénario. Il glisse la main droite dans la poche de sa veste et en sort un grand mouchoir en tissu qu’il déplie et étale soigneusement sur le sol spongieux. Puis, posant le genou sur le mouchoir, au centre très exactement, à l’intersection des plis du repassage, et juste avant de se pencher vers l’eau, il sort un thermomètre de la poche intérieure de sa vareuse et l’immerge. Soixante-dix secondes plus tard, très exactement, Louis se redresse, secoue et replie le mouchoir qu’il replace dans sa poche et revient vers la voiture :
« Un peu au-delà de dix-neuf degrés, Monsieur. Guère plus ce matin. Il ne faudra pas y rester trop longtemps…
– C’est bien assez, Louis.
– Bien, Monsieur. »
L’homme qui descend de l’automobile est d’une grande maigreur. Il se tient très droit sous son peignoir de bain gris foncé étroitement serré à la taille. Les pieds nus dans ses sandales, il reste debout un long moment encore près de l’automobile à regarder l’étang, comme s’il le découvrait et qu’il en prenait la mesure. Qui est-il, pense-t-il souvent à cet instant-là, pour ainsi oser croiser ses forces déclinantes avec les profondes, les obscures turbulences qui naissent dans les insondables fosses des carrières dont l’étang a fait son lit, il y a tant de lustres déjà ? C’est un lieu sauvage et fantastique, un immense trou d’eau aux parois taillées dans la roche calcaire et dont, paraît-il, les fonds sont si encaissés et vaseux que les cadavres des noyés n’en remontent jamais. Oui, qui est-il, lui qui marche vers l’eau dans la limpide évidence de sa peur, jour après jour ressuscitée, sa peur primale, intacte, merveilleusement pure depuis leur toute première lutte, cette étreinte violente de son corps d’enfant dans les puissants remous de l’eau ; ce défi insensé dont sa vie se souvient. Ils se toisent, le vieil homme et l’étang ; ils confrontent leurs indicibles desseins dans le silence chatoyant qu’éclabousse soudain le plongeon d’un canard s’échappant de la berge.
« Lénora ?… » murmure-t-il en suivant des yeux le sillon capricieux qui se perd dans les bouquets de roseaux.
Puis, il appelle Louis sans se retourner.
Louis le rejoint sur le plancher de bois qui surplombe l’étang, une plateforme solide que soutiennent des poteaux profondément enfoncés dans la terre ferme de la rive. Sur la berge opposée, à cinq cents mètres en ligne oblique déviant vers la droite, on aperçoit la passerelle à claire-voie jetée par-dessus l’étroit chenal qui sépare le grand étang d’une enclave plus intime où des familles de batraciens logent à l’aise entre les racines émergées des petits saules chétifs et les chevelures flottantes des longues herbes poisseuses.
C’est à présent le moment.
Le vieil homme en a la profonde intuition. L’eau attend. Elle l’attend, se tend, s’offre à lui. L’eau observe chacun de ses gestes mille fois répétés à sa rive. Ce dévoilement du corps maigre mais singulièrement fort, comme si la râpe du temps ne pouvait en éroder la matière inaltérable.
« Merci, Louis. Merci… »
Ainsi parle-t-il à mi-voix à ce vieux compagnon qui recueille son peignoir et qui se baissera pour ramasser ses sandales lorsque son maître s’assiéra sur le bord du ponton pour tremper ses pieds nus dans l’eau froide.
À peine un remuement à la surface de l’eau. Le corps du vieil homme a glissé sans résistance, sans qu’un frisson ne le saisisse au vif. L’eau s’est ouverte pour l’accueillir et aussitôt refermée autour de ce corps qui semble se fondre en elle, en ce froid brûlant qui le ravive et lui dénoue les bras. Louis, debout sur le ponton, serrant contre sa poitrine le grand peignoir et les sandales du nageur, le regarde s’éloigner de la rive, paisiblement, sur le dos, les yeux plantés dans le ciel, sa longue barbe flottant comme une gerbe d’algues blanches à la surface de l’eau.
Le vieil homme s’engage à présent, à lents moulinets des bras, dans les profondes eaux du ventre de l’étang. Dès qu’il aura franchi l’invisible ligne médiane qui file vers les lointaines roselières à l’ouest, Louis remontera dans la voiture et la conduira sur la rive opposée, à proximité de la passerelle en bois. C’est de là, accoudé au parapet, qu’il guettera le blanc sillon dans les remous de l’eau, prêt à sauter au moindre signe de défaillance, à la moindre intuition d’un quelconque danger.
Comme jadis.

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