La vie est un voyage – Jacques Franck

Le début
Repenser à mon enfance, c’est mesurer l’extraordinaire changement de la société que j’aurai traversé.
Bien que je sois né en 1931, j’ai encore connu le XIXe siècle : allumeurs de réverbères dans les rues du village comme dans un conte d’Andersen ; prairies tondues à la faux dont la large lame coupait ensemble l’herbe et les boutons d’or, comme celle de la Mort indistinctement les riches et les pauvres dans l’imagerie du Moyen Âge ; pains de glace fournis à domicile enveloppés de jute ou de papier ; corbillards tirés par des chevaux empanachés et moi, dans un fiacre, avec mes frères, derrière celui de notre tante Mélanie en juin 1944 ; deux vieilles demoiselles, nos voisines qui survivaient dans des salons qui n’avaient pas changé depuis Madame Bovary ; vicaires précédés d’un enfant de chœur en surplis et muni d’une lanterne qui allaient porter le Saint-Sacrement à des malades, et je fus un de ces enfants de chœur escortant Dieu chez des lupiques au visage atrocement dévoré par des plaques rouges cutanées, dans une maison située à Anvers… rue du Ciel.
Jusqu’à douze ans, j’ai vécu à Boechout, un village près d’Anvers qui ne comptait avant la guerre que six mille habitants, et de nature essentiellement rurale. Mon grand père y avait acquis une maison de campagne, où il se retira définitivement après la guerre de 1914-18. Mon père y vivait avec ses parents. Lorsqu’il se maria en 1930, Maman vint y habiter, et mes frères et moi y avons grandi jusqu’à notre installation à Anvers en 1943. Mes frères jumeaux Pierre et André sont venus me rejoindre en 1933, mon frère Robert en 1936. Cette maison et son grand jardin sont aujourd’hui pour moi le berceau de celui que je suis devenu. Un lieu dans lequel il m’arrive de me retrouver dans mes rêves. Bref, un lieu mythologique. Mon jardin d’Éden à moi. Le Paradis terrestre d’avant la connaissance du bien et du mal.
Ce jardin s’étendait derrière la maison, au 79 de la rue Jan Frans Willems. Papa y montait à cheval jusque vers 1936. Lorsque celui-ci fut abattu pour cause de maladie, il ne le remplaça pas, mettant fin à une passion de trente ans. Il avait reçu son premier cheval à seize ans, vers 1905, et se rendait avec lui à Louvain lors de ses études à l’université, ce qui lui permettait de le monter l’après-midi dans les bois d’Heverlee. En 1934, encore, il avait rejoint à cheval la Côte belge où maman l’avait précédé avec mes frères et moi. Il faisait la route en deux jours, passant la nuit à l’hôtel Saint-Georges à Gand, un hôtel datant des ducs de Bourgogne, qui disposait encore d’une écurie, d’avoine et de paille. Le lendemain, il reprenait la route qui commençait elle aussi à faire problème : les pistes cavalières, douces au sabot des chevaux, étaient de plus en plus éliminées au profit des envahissantes automobiles. Vous aurez compris que nous autres enfants fûment élevés dans le culte du cheval et le respect des animaux. Si deux chevaux ailés se cabrent dans le blason que j’ai conçu lorsque le Roi m’a fait baron, c’est d’abord en souvenir de mon père, ensuite parce que le cheval ailé Pégase incarnait l’inspiration poétique pour les Grecs.

L’histoire de mes parents est étrange. Maman avait une amie chez les Sœurs de Notre-Dame à Anvers, Marthe Leunis, qui l’invita en 1927 ou 1928 à venir passer quelques jours à La Panne où ses parents louaient une villa. Un oncle célibataire de Marthe y vint aussi. C’était l’oncle Jacques. Un coup de foudre les frappa l’un et l’autre. Ils y résistèrent. Lui, jugeant déraisonnable d’aimer une jeune fille qui avait la moitié de son âge. Elle, qui menait ses étude de régente littéraire chez les Dames de Saint-André à Tournai, songeait vaguement, par admiration et affection pour ses maîtresses, à se faire religieuse.
L’année suivante, mon père ne se rendit chez sa sœur à La Panne qu’après s’être assuré que la jeune Roberte Schurmans serait repartie. Un quiproquo voulut qu’elle était encore là. Ils découvrirent que leurs sentiments n’avaient pas changé. Finalement, ils se marièrent, le 30 août 1930, à Brasschaat, le même jour que Marthe Leunis, qui épousait Jean Schurmans, un frère de maman, devenant la belle-sœur de son oncle. Le petit dieu Éros a plus d’un tour dans son sac !

Avocat, mon père s’investissait beaucoup pour le village. Il fut longtemps échevin, notamment de l’instruction publique, fonda la section locale de la Ligue des Familles, était président de la Fanfare… Il devint même Bourgmestre faisant fonction au début de la guerre.
En 1938, après la naissance de ses quatre fils, il ouvrit un cabinet à Anvers, 1 rue van Bree. Jusque-là, il avait vécu comme quelqu’un qui ne doit pas gagner sa vie, mais qui s’adonnait à une activité sociale très régulière. Il était extrêmement estimé du village pour son dévouement et sa modestie.

Le jardin avait été parsemé de bâtisses par mon grand-père : une serre dont je hume encore la fragrance des tomates et des grappes de raisin, un bac à sable où nous construisions des châteaux forts comme à la plage, un jeu de quilles (bowling), un poulailler, une « isba » pour ranger les instruments de jardinage, une « gloriette » sur un monticule ; il y avait aussi un petit étang, avec une « île » au milieu.
Dans cette aire de jeu, nous vivions presque en autarcie, d’autant plus que maman a fait notre instruction jusqu’à l’âge de dix ans. Son diplôme de régente littéraire acquis chez les Dames de Saint-André à Tournai lui permettait à l’époque d’assurer notre formation à domicile. Elle nous donnait les cours en flamand et en français, respectant scrupuleusement le programme des primaires chez les jésuites. À la fin de chaque trimestre, après les épreuves écrites, nous passions un examen « oral » devant papa, ce qui nous intimidait fort. Le résultat ? Mes frères et moi avons réussi d’emblée notre huitième préparatoire au Collège Notre-Dame… en flamand ! Ma mère rédigeait même de vrais bulletins, tant pour le comportement que pour l’étude. Les premiers étaient paraphés par mon père, avec des observations telles que « Jacques doit faire attention à ne pas être impertinent ! » (25 septembre 1938), « Les devoirs doivent être faits comme Maman les donne et à l’heure qu’elle indique » (signé Papa).
J’étais très bon élève (20/25 en flamand ou 5/5 en lecture française) parce que j’avais un bon professeur !… Cette enfance m’apparaît aujourd’hui à la fois studieuse et joyeuse. Disons même inouïe, puisque nous jouissions à la fois d’une grande liberté tout en ayant un programme d’étude reconnu par l’État que nous pouvions suivre à la maison.
J’ai retrouvé une lettre cosignée par mes frères et moi en date du 15 novembre 1938 et adressée à saint Nicolas : « Cher saint Nicolas, nous avons été sages et nous espérons que vous apporterez ce que je vous demande. Pour André, des bêtes et une ferme. Pour Pierre, des rails, un signal et des barrières… Pour Robert, ce que vous voudrez et pour moi deux décors et des poupées… » Nous avions un théâtre de guignols…
J’ai également retrouvé une lettre écrite à neuf ans dans laquelle j’adressais une invitation à mes parents pour une « après-midi festive » : « 13 août 1941, Monsieur et Madame, je vous prie de bien vouloir accepter l’offre que nous vous faisons… Nous vous offrons une amusante après-midi du 15 août, ma chambre sera indienne… Nous espérons que vous serez là… Votre très respectueux serviteur, signé directeur du théâtre Jacques Franck. » Il y a là, à dix ans, une évidente imitation d’un langage officiel recopié de je ne sais quelles lectures !

Cette quiétude familiale et villageoise fut brutalement rompue par l’attaque allemande du vendredi 10 mai 1940.

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