Le début
Je venais d’ouvrir. Deux tables étaient occupées, l’une par un vieux couple qui passait tous les matins prendre un café et l’autre par deux amoureux qui se regardaient dans le blanc des yeux au point d’en oublier de boire leur limonade. À part ces quatre clients, le bar était vide. Il faisait frais, le ciel était gris, et je n’avais pas installé la terrasse.
Il est entré sans faire de bruit, a regardé autour de lui et a choisi une table dans le fond. Un homme entre deux âges au costume de bonne coupe et avec une tête à laisser un pourboire. Il s’est assis sur la banquette, a retiré l’écharpe de laine rouge qui lui tournait autour du cou et l’a placée devant lui. De loin, il m’a commandé une bière. Un homme poli qui avait ajouté un gentil « S’il vous plaît » et un sourire. Il avait les yeux bleus.
Je lui ai apporté sa consommation, il m’a remerciée, a trempé ses lèvres dans la mousse blanche… Et puis rien. Il est resté immobile une bonne heure, assis devant sa bière qui tiédissait et perdait sa mousse. De temps en temps, il triturait son écharpe. Son regard revenait régulièrement vers l’entrée du café ; il semblait attendre quelqu’un.
Des gens sont arrivés, des habitués. C’était Françoise par-ci, Françoise par-là. Je servais, j’encaissais la monnaie, je répondais aux plaisanteries grasses des hommes accoudés au comptoir.
J’avais oublié l’inconnu.
Il y a eu un moment d’accalmie, et j’ai regardé vers le fond du café. L’homme ne se trouvait plus à sa place. J’ai d’abord cru qu’il était parti sans payer et puis j’ai vu l’écharpe abandonnée sur la table. J’ai compris qu’il était descendu aux toilettes. On m’a demandé une bière et deux chocolats chauds, et j’ai pensé à autre chose.
Au bout d’un moment, nouvelle accalmie. Elle m’a permis de constater que mon client solitaire avait rejoint son poste derrière son verre et son écharpe. Il a vu que je le regardais et m’a fait comprendre par gestes qu’il voulait que je renouvelle sa consommation. Lorsque je me suis approchée de lui, j’ai vu ses yeux rouges… D’avoir pleuré probablement. Je n’ai rien dit et je lui ai souri. D’habitude, le sourire, ça fonctionne. Le client répond d’une manière ou d’une autre. Le plus souvent, il sourit aussi. Mais dans ce cas, rien. Il a regardé son deuxième verre et fait comme s’il ne m’avait pas vue. Ses doigts ont à nouveau malaxé son écharpe rouge.
Quelques instants plus tard, il s’est levé d’un bond. Une fille venait d’entrer. Une très jeune fille. Pantalon noir, bottines cloutées noires, long manteau noir, cheveux couleur de jais, piercings brillants, teint pâle. Une gothique. Jolie ? Peut-être… Peut-être pas. Il aurait fallu lui enlever tous ces oripeaux… Elle s’est avancée et s’est assise en face de lui, sans le saluer et encore moins l’embrasser. Il a eu l’air surpris, mais n’a rien dit et a repris sa place. Je me suis approchée. La fille a commandé un thé et il m’a demandé une troisième bière alors qu’il avait à peine entamé celle qui se trouvait devant lui.
Je me suis éloignée. Ils se regardaient, silencieux.
J’ai servi d’autres consommations, répondu à deux ou trois vannes éculées de Raoul – un brave type qui passe une bonne partie de sa retraite au coin de mon bar et que je ménage car il est pour beaucoup dans le chiffre d’affaires de la maison –, préparé des cafés. Je n’ai plus fait attention au couple étrange qui squattait le fond de la salle.
Tout à coup, l’homme a hurlé un énorme « Tu ne vas quand même pas faire ça ? » Tout le monde s’est tu, on s’est tous tournés vers eux et on a vu la gothique se lever sans dire un mot et s’en aller, le visage fermé. L’autre a eu un geste du bras, comme s’il voulait lui dire au revoir ou, mieux, la retenir, mais sa main est retombée pour, à nouveau, enserrer son verre toujours plein. La porte de mon café a claqué, le type a penché la tête vers la table et est resté immobile. Un lourd silence a encore plané au dessus de nos têtes, puis les conversations ont repris.
L’homme ne bougeait toujours pas. Une vraie momie.
Au bout de quelques minutes, il s’est levé et s’est à nouveau dirigé vers l’escalier des toilettes. Dès qu’il eut disparu du champ de vision des consommateurs, le ton des conversations a augmenté, Raoul a sorti une de ses blagues poussiéreuses à force d’avoir été entendues. Chacun retrouvait ses habitudes.
Il a bien fallu une demi-heure avant que je m’inquiète. Raoul venait de partir, et ça me faisait comme des vacances : je n’avais plus à lui tenir la conversation et j’avais donc du temps à moi. J’ai immédiatement constaté que mon client malheureux n’était toujours pas remonté. J’ai aussi remarqué que, cette fois-ci, son écharpe ne traînait plus sur la table, et ça m’a mise en rogne, car j’ai pensé qu’il avait filé à l’anglaise par l’entrée de service. J’ai demandé à un habitué de surveiller ma caisse et je suis descendue. Tout était fermé, et je me suis alors souvenue que le brasseur avait livré le matin même et que j’avais tourné la clé derrière lui. J’ai appelé et personne ne m’a répondu.
Je l’ai trouvé dans un recoin derrière la dernière toilette. J’ai d’abord vu une bande rouge accrochée à un tuyau du chauffage. Il pendait à l’autre bout. J’ai tout de suite compris que j’allais devoir fermer et que le chiffre d’affaires de la journée allait en prendre un sacré coup.